L'intelligence artificielle est en train de dépasser le big data au niveau de la cote de popularité des paradigmes technologiques qui changeront notre vie. Malheureusement, le qualificatif «intelligent» est de nos jours un peu trop rapidement attribué à bon nombre d'applications – probablement pour les mêmes raisons commerciales qui peuvent pousser un paradigme quelconque sur le podium des développements spectaculaires, incontournables et révolutionnaires.

Or, toute application qualifiée d'intelligente ne l'est pas forcément au sens de l'Intelligence Artificielle (IA). Prenons une application sur mon portable qui me dit tous les jours qu'il fait chaud et me suggère d'acheter une glace. Je la considérerais comme intelligente au maxi­mum jusqu'à l'arrivée de la première neige. De même, une solution de gestion du personnel qui constate que l'hôtel est plein et vous recommande de faire appel à du personnel temporaire. Elle serait considérée comme intelligente au maximum jusqu'à la fin de la haute saison. L'intelligence est dépendante du contexte et doit périodiquement être réévaluée.

Je me rappellerai toute ma vie de cette question qui nous était systématiquement posée par le professeur des systèmes-experts durant mes études d'informatique de gestion à Lausanne: comment faire faire des choses à l'ordinateur? Non pas parce qu'en tant que suisse-allemand d'origine, j'avais finalement compris la double utilisation d'un verbe dans une langue qui me cachait encore quelques mystères. Non, surtout pour le double question­nement moral qui s'ouvrait instantanément entre ces deux mots identiques appondus: «faire faire» sollicite forcément ma confiance et implique incontournablement ma responsabilité.

Il y a différentes façons de faire faire des choses à un artefact et toutes ne sont pas intelligentes. Commençons par celles qui ne le sont pas. Un robot ou automate, qu'il soit réel ou virtuel, exécute des instructions selon un programme prédéfini et codé par un développeur. L'intelligence est figée, codée en dur dans les circuits ou les lignes du programme. Même si l'intelligence n'a aucune autonomie à se développer dans de tels automata, ces derniers peuvent se révéler très utiles, puisque souvent plus rapides et plus fiables qu'un être humain. Notamment dans un contexte monotone qui conduirait ce dernier à commettre une erreur d'inattention. A titre d'exemple, pensons à un robot web qui recherche toutes les chambres d'hôtel disponi­bles dans un lieu entre deux dates.

A une autre échelle, dans un système-expert, le développeur transfert des connaissances vers l'artefact. Ce sont des structures plus évoluées que de simples lignes de code. Le système opère sur ces structures et donne à l'utilisateur des pistes pour décider et agir. De tels systèmes sont très utiles dans des situa­tions complexes. Dans un sens large, on a tendance à parler ici déjà d'intelligence. A ti­tre d'exemple, prenons un programme qui pose une série de questions sur les préférences et habitudes des touristes pour composer une offre ciblée. Même si un système-expert se distingue d'un simple automate ou robot par le fait qu'il peut opérer sur les structures et les élargir, il reste dans un cadre donné et connu. Ces systèmes font ce qu'on leur a dit de faire et ne se remettent pas en question. Ils ne peuvent pas improviser à leur propre gré.

Or, un artefact intelligent au sens strict peut précisément apprendre de ses erreurs et idéalement adapter son comportement sans l'intervention d'un développeur. Contrairement aux deux premières formes d'intelligence artificielle «rigide», ces systèmes disposent d'une intelligence «ouverte», «active», qui peut opérer sur elle-même. Au point que leurs développeurs, et encore moins les utilisateurs, ne peuvent plus comprendre comment ils font ce qu'ils font. On ne peut plus juger de tels systèmes que sur un plan inten­tionnel. A titre d'exemple dans cette catégorie, prenons un réseau de neurones, entraîné avec une série de données concernant le lieu, la surface et le loyer des appartements dans une série de destinations, à qui l'on peut donner un lieu précis et qui nous donne une recommandation de loyer à la semaine.

La vraie intelligence artificielle, l'IA au sens strict, repose sur un tel apprentissage profond. Les anglophones distingueront ce «deep learning» du simple «machine learning».  Hélas, peu de solutions de nos jours comprennent un tel moteur d'intelligence. Et trop nombreuses sont les applications sur lesquelles on colle l'étiquette de l'intelligence artificielle, alors qu'elles ne contiennent au mieux que celle, rigidement captée et codée, de leurs développeurs.

Posons donc par principe la question au développeur de telle ou telle application, comment son artefact fait ce qu'il fait. S'il sait nous répondre, ce n'est probablement pas de l'IA au sens strict. S'il nous avoue qu'il ne le sait pas, cela pourrait l'être. Mais méfions­-nous aussitôt, puisque notre responsabilité en tant qu'utilisateur est immédiatement engagée au plus haut degré. Le bon sens reste réservé aux êtres humains. C'est ça, l'art d'être intelligent.


Thomas Steiner, directeur de Bulliard Immobilier, membre du jury du Milestone et ancien directeur de l'Union fribourgeoise du tourisme.