La Mémoire des Vins Suisses permet de découvrir des vins «aux caractères aussi affirmés que ceux de leurs producteurs, sachant vieillir en conservant la magie de leurs charmes», explique Thierry Grosjean, président sortant de l’association. Ou génère des images plus poétiques et urbaines encore: «Une nuit d’été qui tombe sur du goudron», lorsque Ilona Thétaz, œnologue auprès de Provins, décrit une Petite Arvine 2014.

A Bâle, la semaine dernière une dégustation publique en profondeur à travers des cépages, des sols et pour chacun des 57 producteurs membres, l’écho de trois millésimes permet de ressentir l’évolution d’un vin. Nous nous attarderons ici sur deux cépages autochtones emblématiques de leur région de production. Bien que le Completer reste une niche, presque un secret pour les Grisons, alors que le Chasselas triomphe par son opulence dans le canton de Vaud, mais se laisse représenter à la Mémoire par des producteurs cohérents et rigoureux. Nous mettrons également un focus particulier sur le millésime 2008.

Completer

Moins de cinq hectares dans le monde, pour l’heure encore concentrés dans les Grisons, bien qu’une mode s’empare doucement du Valais. Un cépage ardent en acidité qui demande une grande attention en vigne. La Mémoire a choisi deux producteurs pour représenter ce cépage vivant virulent. Ils travaillent le Com­pleter de façons très différentes. Une sorte de rectitude d’austérité sur le millésime 2016 de Weingut Hermann, des arômes d’amandes torréfiées et d’étonnantes notes précoces de vieillissement. Alors que chez Donatsch, sur la parcelle «Malanserrebbe», on part dans un univers pâtissier de tarte citron ou mirabelle. Cette sensation physique presque éthérée du vin dans la bouche s’accorderait très bien avec un curry délicat. Chez Hermann, le vieillissement amène des profils de vins radicaux, tendus sur le bouquet d’épices pour 2014; immédiatement floral pour 2011. Chez Donatsch, la maturité permet une maîtrise de l’acidité qui offre des arômes déroutants massepain et rhubarbe en 2013 et de l’alcool de framboise avec une légère sucrosité malgré un caractère bien trempé en 2009. Le grand intérêt du Completer reste sa singularité. Le généticien de la vigne José Vouillamoz qui apprécie particulièrement ce cépage souligne que son nom viendrait de Complies, le dernier office religieux du soir pour les moines bénédictins qui avaient droit d'en boire un verre en silence. Grâce au test ADN et à la collaboration de spécialistes, il peut confirmer sa présence historique dans le Haut-Valais, où en croisement avec l’Humagne blanche valaisanne, il donne naissance au rare cépage Lafnetscha. Intéressant dès lors de comparer les deux Completer, avec l’Humagne Blanche Tradition du Domaine des Muses. Invasive en acidité en 2017, mais elle se transforme en belle intensité florale équilibrée en 2015. Plus étonnant et dans ce cas, pas explicable par l’ADN, de retrouver la franchise du Com­pleter dans un Chasselas vieilles vignes du Domaine Küntzer 2015, à Saint-Blaise.

Chasselas

Certaines enfances furent traumatisées par la découverte de Chasselas «qui rayent les vitres» de production massive et commercialisés à prix dérisoires. Aujourd’hui encore en Suisse romande, ses 3828 hectares restent imposants, même si en Valais près de 1000 hectares ont disparu avec l’aide de la Confédération. A la Mémoire, la rigueur des grands de Lavaux impressionne par leur tenue, alors que le seul représentant valaisan le Domaine Cornulus avec son Vieilles Vignes, va plutôt rechercher de l’électricité. Son millésime 2014 ressemble à une danseuse rock en paillettes les yeux grands ouverts face aux projecteurs. Au Château Maison blanche 2011, à Yvorne, on retrouve de la lumière mais plutôt celle tonitruante, mais énigmatique d’un phare breton.

Même si malgré leurs différences Vaudois et Valaisans se rejoignent sur ce qui dicte le vin «rien de très compliqué, nos terroirs argilo-calcaires qui tiennent une maturation lente, une belle exposition en terrasses, des raisins pas très précoces qui murissent sur la fin» pour Pierre Monachon et son Saint-Saphorin les Manchettes. Pour Dany Varone ce qui définit la tension de son Fendant reste «le gypse, la roche mère rien d’autre.» Retour en Lavaux où ce qui guide Louis Bovard pour son Dézaley Grand Cru Médinette reste: «Le timing de la récolte, si on attend trop, on perd le volume, mais au-delà de la minéralité, la seule faiblesse de ce cépage c’est le manque d’aromatiques, je veux les retrouver.» Il y parvient en 2017 avec ce côté rocailleux qui tend vers le lacté ce qui donne un final en bouche long et lyrique beaucoup plus marqué que sur un 2011 plus amer et gras. Raymond Paccot évoque aussi le mode de culture biologique qui en supprimant les engrais fait remonter les acidités: «Nous avions arrêté les fermentations malolactiques, mais du coup on en refait une.» Cela se remarque par un bel équilibre en 2017 sur Le Brez.

Millésime 2008

Les producteurs ne choisissent pas directement les millésimes qu’ils présentent. Le choix reste réalisé par les organisateurs de la Mémoire notamment Andreas Keller et Martin Kilchenmann. «Pour notre plus grand plaisir, on voit ressurgir des vins que l’on oublie, que l’on n'a pas le temps de déguster régulièrement», sourit Christine Perrochet de la Maison Carrée, à Auvernier (NE), quand on lui parle de l’agilité des tanins sur les papilles de son ­Pinot Noir 2008 combiné avec des arômes de griottes d’une grande subtilité. Une souplesse repérée également sur un Pinot Noir, chez Georg Fromm, aux Grisons, avec une excentricité plus retenue qui lui donne une complexité bienvenue alors que le millésime 2016 se concentre plus immédiatement sur des arômes vifs de cerises et de figues. De beaux spécimens, alors qu’un vin de dix ans d’âge peut réserver bien des surprises et paraît parfois sur la phase de descente et manque de vitalité.

Lors de la dégustation de cette année plusieurs vins de 2008 nous semblent exceptionnels. Il faut d’abord rappeler les conditions météorologiques. Le Vaudois Blaise Duboux, un des seuls producteurs à consacrer une page de son site internet aux conditions de la vendange chaque année, nous aide dans cette tâche: «Si le printemps a tardé à venir, la vigne qui somnolait s’est rattrapée et n’a plus ralenti. Avec peu de variations climatiques et aucun incident de température, le millésime 2008 a été vendangé mi-octo-
bre. Nous avons recherché une pleine maturité du fruit.» Chez Simon Maye, en Valais, on aime le bouquet d’épices puissant et la dimension poivrée, des vins corpulents, fumés. «C’est de la Syrah!», rigole Raphaël Maye, mais il se réjouit quand un millésime comme 2008 lui permet de maintenir «une trame claire, une fraîcheur, quelque chose de pas trop concentré.» A la Tenuta Castello di Morcote au Tessin, le très bordelais dans sa conception, Merlot Cabernet Sauvignon, diffuse sur ces millésimes jeunes, une étonnante violence sourde qui se transforme sur le millésime 2008 en symphonie qui permet d’apprécier la volupté du cassis plus au calme.

Du côté de Martigny, Gérald Besse 
se rappelle 2008 comme ses débuts avec l’Ermitage, un cépage pas facile à dompter, il se demande comment vieillit ce vin… La réponse dépasse pour nous beaucoup d’espérance, on aime les surprenants arômes de pignons de pin et d’amandes amères sur un 2016 ou le fruit croquant sur un 2012. Mais 2008 ­emmène ailleurs encore par la percussion rare qu’il offre en bouche, cette sensation de liqueur de framboise ample et ce côté marécageux au nez qui prend ses aises et ne craint pas les écarts. Il offre une exploration de collisions et d’ardeur.

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