Véronique Stephan, vous avez rejoint les CFF au cœur d'une pandémie qui a lourdement affecté les transports publics et modifié les comportements de voyage. On imagine que vous avez du pain sur la planche. Quelles sont vos priorités aujourd'hui?

Nous cherchons à comprendre cette nouvelle mobilité post-Covid et à récu-pérer notre clientèle le plus rapidement possible. Cela nous aidera aussi à stabiliser nos finances. En 2021, nous avons enregistré un tiers de clients en moins qu'en 2019. Nos pertes se sont élevées à 325 millions de francs, c'est colossal! Sans les aides de l'Etat, cela aurait été encore pire.

Les CFF ont annoncé un plan d'économies de 6 milliards de francs d'ici à 2030. Dans quelle mesure ces économies grèvent-elles vos projets dans le domaine des loisirs?

On ne va pas pénaliser le client avec une moins bonne offre. Nous entrerions dans un cercle vicieux qui ne nous intéresse pas. Nous cherchons plutôt à faire certaines choses différemment, sans que cela ne péjore trop le client.

L'œil de l'outsider au sein de la direction
Véronique Stephan dirige la nouvelle division Marché Voyageurs des CFF depuis le 1er juin 2021. Elle a succédé à Toni Häne, avec Linus Looser nommé à la tête de la division Production Voyageurs créée en même temps. Véronique Stephan est membre de la direction du groupe CFF ainsi que du conseil stratégique de l’Alliance Swisspass et du comité de Suisse Tourisme. Elle cumule des expériences de direction dans diverses branches. Elle a été directrice commerciale chez Corplex, une entreprise spécialisée dans les solutions en plastique durables, mais aussi vice-présidente commerciale chez Ball Packaging Europe et directrice Sales & Business Development chez Johnson & Johnson. Âgée de 52 ans, elle a étudié l’économie d’entreprise à l’université de Saint-Gall et le droit à l’université de Genève. 

Concrètement?

Certaines compositions de trains ne sont peut-être pas nécessaires, une réduction de la longueur des trains n'est pas toujours perceptible pour le client. Nous étudions aussi les possibilités en termes d'horaires. Pour l'instant, nos trains circulent du lundi au dimanche presque toujours selon le même horaire. Il est peut-être possible d'être plus flexible.

Se rapprocher de la demande, c'est ce que vous souhaitez amener dans le cadre de votre nouvelle fonction?

Je vois encore du potentiel en termes de vision clientèle. Nous devons davantage axer notre offre sur les besoins de nos clients. Je pense que l'on peut d'ailleurs très bien s'inspirer d'autres branches pour cela, chez nos concurrents également.

Par exemple? Quels concurrents vous inspirent?

J'aime bien le ton de la SNCF, qui est à mon avis plus jovial, plus jeune, plus moderne. Reste encore à voir dans quelle mesure cela pourrait correspondre à la culture helvétique. J'apprécie aussi la clarté des offres de ÖBB. Regarder les autres permet de s'améliorer soi-même, aussi en termes de langage, de communication.

Comment évaluez-vous les besoins des voyageurs et comment les prenez-vous en considération dans votre offre?

L'horaire constitue l'une des pièces maîtresses. Car qui dit horaire dit cadence, liaisons directes. Nous disposons de schémas assez sophistiqués permettant de modéliser la demande à court, moyen ou long terme, aussi en fonction de la démographie. Il s'agit notamment de savoir s'il y aura plus de passagers à quelle heure, sur quels tronçons. Nous modulons l'offre en fonction de cette demande. Et pas l'inverse. De cette demande découle l'offre, mais aussi les nouvelles constructions, les chantiers, l'entretien de notre infrastructure. Nous pensons vraiment à très long terme, jusqu'en 2030, 2050.

La pandémie a bouleversé et freiné la demande. Dans quelle mesure avez-vous revu vos projections?

On les a revues, on les revoit et on va les revoir. Nous essayons de comprendre l'impact de la pandémie sur la mobilité, et plus précisément le télétravail. Nous venons de clore une étude qui démontre que le budget et le temps que l'être hu-main accorde à sa mobilité reste cons-tant. Cela se traduit de la façon suivante: le temps non-investi pour se rendre au travail se reporte sur des déplacements durant le temps libre. C'est pour cette raison que nous pensons que les déplacements liés aux loisirs vont augmenter.

Les CFF promettent des trajets en train «plus simples et plus pratiques» d'ici à 2030. A quoi ressemblera le voyage de demain?

L'achat du billet doit devenir plus facile, surtout en ce qui concerne l'international. Nous pensons la mobilité au sens large. On ne se déplace pas seulement de gare en gare mais d'un point A à un point B. On intègre de plus en plus le bikesharing, les places de parc. Nous avons encore des progrès à faire, même si nous sommes par exemple très contents du succès de l'application «EasyRide», qui s'active d'un clic au début et à la fin du trajet et qui calcule le meilleur tarif. Cependant, acquérir un billet international devrait être aussi aisé que l'achat d'un billet d'avion.

«Les CFF sont encore trop timides lorsqu'il s'agit d'expliquer les vrais atouts du train»

Comment l'industrie aérienne vous inspire-t-elle?

Pour toutes les destinations internationales, qu'il s'agisse du train de nuit ou non, on suit scrupuleusement les tarifs aériens. Typiquement le Genève-Paris d'EasyJet. Avec la pandémie, la compagnie a réduit son offre et augmenté les prix. Avec la hausse actuelle du prix du kérosène, nous sommes aux aguets.

Dans quelle mesure le changement climatique vous profite-t-il?

Indéniablement, les transports publics et plus particulièrement le train ont un rôle fondamental à jouer dans le changement climatique. Le train est le moyen de transport de masse le plus écologique et émet 90% de CO2 de moins que la voiture. On sent un engouement pour une façon de voyager beaucoup plus durable. Cet intérêt se reflète très bien dans le trafic international durant la période des vacances. L'été dernier, les ventes Suisse-Italie étaient au même niveau qu'en 2019. Les jeunes générations sont très intéressées. Nous avons une carte à jouer dans ce domaine et sommes très positifs à ce niveau-là.

Comment jouez-vous cette carte de la durabilité?

Les CFF sont encore trop timides lorsqu'il s'agit d'expliquer les vrais atouts du train. C'est-à-dire: la durabilité, la fiabilité mais aussi l'équivalence entre le temps de transport et le temps utile de sommeil, de travail. Autre chose: nous avons trop tendance à nous adresser aux utilisateurs réguliers du train. Nos campagnes marketing doivent davantage cibler les non-clients. Nous avons déployé en avril une campagne dans les stations-service avec des messages du type: «Faites Berne-Zurich pour 10,40 francs». L'augmentation du prix de l'essence est le bon moment pour s'adresser directement aux automobilistes. Nous travaillons aussi beaucoup sur les jeunes, le public-cible de demain.

Le projet d'intensifier le réseau des trains de nuit fait partie de la même réflexion. Dans quelle mesure l'objectif de proposer 10 lignes et 25 destinations d’ici à 2025 doit-il être revu, sachant que vous ne pouvez plus compter sur les 30 millions du fonds climat prévu dans la loi sur le CO2, rejetée par le peuple en juin dernier?

Nous croyons fermement au potentiel de ces trains de nuit. Leur fréquentation a augmenté de 25% avant la pandémie, entre 2018 et 2019. Cette tendance va se poursuivre. Nous proposons aujourd'hui dix destinations. Amsterdam fait partie des nouveautés, Dresden et Leipzig intégreront le réseau en décembre 2022. Nous sommes aujourd'hui à la recherche de financement pour Barcelone et Rome.

La performance du réseau ferroviaire suisse est-elle un argument suffisamment relayé à l'étranger selon vous?

Notre offre en termes de transports publics est bien plus dense que la plupart des autres pays. Il faut vraiment que l'on vende cet atout car pas tout le monde en est conscient. Le Swiss Travel Pass est un produit qui fonctionne très bien. Nous sommes passés de 87 millions de ventes en 2014 à 142 millions en 2019. C'est un vrai plus pour chaque touriste qui vient en Suisse. Nous serions contents si le monde hôtelier participait encore davantage à faire connaître ce produit.

Qu'attendez-vous au juste du monde hôtelier ?

Nous pensons que les touristes sont de plus en plus intéressés par des vacances durables. Nous y croyons vraiment. Les hôteliers ont un rôle à jouer, en commençant par faire connaître l'offre existante des transports publics sur leur site web. Souvent, les indications pour accéder à l'hôtel se limite à la voiture. Nous travaillons à un kit d'informations pour les hôteliers. Le train doit aussi être présenté comme une expérience de voyage, où l'on traverse des paysages magnifiques. Le client devrait arriver à l'hôtel content, détendu avec un bon sentiment vis-à-vis de la planète. Cela devrait être un win-win-win, autant pour l'hôtelier, les transports publics que le client.

«Les touristes sont de plus en plus intéressés à passer des vacances durables. Nous y croyons vraiment. Les hôtels ont un rôle à jouer»

Les hôteliers suisses ont déjà l'opportunité de proposer et même d'offrir le transport des bagages à leurs hôtes. Idem avec le voyage en train. Peut-on en faire encore plus?

Le transport des bagages est souvent un frein à l'usage des transports publics. Il y a encore beaucoup d'amélioration pos-sible dans l'acheminement des bagages. Nous travaillons avec Swiss dans ce sens ainsi qu'avec plusieurs partenaires du secteur de la mobilité. Nous devons trouver des solutions, notamment pour le dernier kilomètre, de la gare à l'hôtel. Cela devrait être aussi intéressant pour l'hôtelier de dire que cette prestation est incluse dans son offre. 

Le transport des vélos dans les trains fait aussi partie des nouvelles tendances de voyage. Les CFF n'avaient pas anticipé un tel engouement. Comment y répondrez-vous à l'avenir?

Nous saluons cette nouvelle tendance, même si elle représente pour nous un énorme défi. Il est vrai que nous avons été pris de court. On ne s'attendait pas à une telle explosion. Nous avons créé des places supplémentaires et augmenté le personnel pour aider au chargement des vélos. Et nous facilitons le système de réservation. Nous ne sommes pas encore totalement là où nous le souhaitons.

Quel héritage durable laissera la pandémie sur la mobilité?

La pandémie n'a en tout cas pas réduit les attentes du consommateur vis-à-vis des prestataires de service. Autre certitude: le trafic loisirs et l'international se remettront plus vite que le trafic pendulaire. Plusieurs hypothèses doivent encore être vérifiées: si les gens se déplacent moins souvent pour le travail, sont-ils prêts à faire des distances plus importantes? Est-ce que les trains seront moins pleins aux heures de pointe et la fréquentation mieux répartie sur la journée? Nous suivons attentivement ces tendances.

La tarification dynamique est-elle la réponse à une meilleure répartition de la fréquentation?

Le taux d'occupation constitue le grand défi du ferroviaire. Il s'élève aujourd'hui à 18%. Nous travaillons d'arrache-pied pour atteindre une meilleure répartition sur la journée. La tarification dynamique présente toutefois des limites, car nous avons en Suisse un système ferroviaire ouvert, c'est-à-dire qu'un billet n'est pas lié à un train précis. Cette spécificité constitue à la fois une chance et une difficulté par rapport à nos concurrents étrangers. Mais un changement de système n'est pas à l'ordre du jour. Nous réfléchissons aux moyens de dynamiser nos tarifs, notamment en poussant encore les dégriffés, aussi sur les billets première classe.
 



Des pistes pour mieux promouvoir les transports publics 

Les destinations touristiques et l'hôtellerie peuvent elles aussi inciter les clients à emprunter les transports publics. Dans cette optique, les CFF, Suisse Tourisme et HotellerieSuisse multiplient les collaborations et les initiatives.

Il en va notamment du transport des bagages des clients, du domicile à l'hôtel. Les hôteliers peuvent choisir d'offrir une partie ou la totalité du coût de transfert des bagages. Autre possibilité: offrir aux hôtes le trajet aller-retour en transports publics, avec ou sans le transfert des bagages. Dans ce cas, les hôteliers bénéficient de 40% de rabais sur le prix de voyage normal. Par ailleurs, des réflexions sont en cours afin de faciliter encore plus la vie du client. Il est notamment question d'intégrer d'autres prestations lors de l'achat d'un billet de train, comme la réservation d'un équipement sportif ou l'hébergement.

Un concours récompense les destinations favorisant l'usage des transports publics
L'initiative «öV-Push» pour les destinations – «Promotion des transports publics» en français – concrétise cette vision d'une meilleure collaboration. Sur le site stnet.ch, les CFF mettent à la disposition des professionnels des éléments téléchargeables à intégrer sur les supports de communication d'une destination ou d'un hôtel. On y trouve par exemple l'horaire CFF, des visuels informatifs pour le transport des vélos ou des bagages, ou l'achat du Swiss Travel Pass.

Autre démarche: l'organisation d'un concours, lancé par les CFF en collaboration avec Suisse Tourisme, l’Association suisse des managers en tourisme et HotellerieSuisse. But de l'opération: distinguer et primer les bonnes pratiques en matière de promotion des transports publics pour accéder aux destinations. Les candidatures peuvent être déposées jusqu'au 31 octobre 2022. Les idées les plus créatives seront récompensées par des cartes journalières, des codes promotionnels et valorisées en termes de communication comme des exemples à suivre. 

www.STnet.ch/oevpush
www.hotelleriesuisse.ch/cff