Le sociologue et ethnologue valaisan Bernard Crettaz, vient de décéder lundi à 84 ans. Il a porté un regard acéré sur la société, son Valais d’origine et son rapport au tourisme. Son regard pétillant, perçant et parfois désabusé sur le monde va nous rester, comme un guide d’insoumission et de lecteur pertinent des paysages. Comme quand à l’Université de Neuchâtel en 2018, il déclarait: «Nous vivons un moment extraordinaire de haine de Mai 68.». Même en devenant ethnologue officiel d’Expo.02, il gardait son unique regard de travers.

«Une réconciliation entre la citoyenneté et la mort»
Récemment, face à une vendeuse de supermarché qui nous dévisageait éberluée, on citait Bernard Crettaz et sa notion de Disneyland des Alpes, en dénonçant des produits industriels alimentaires qui singent les codes si précieux de nos artisans du goût. Beau de relire l’ethnologue aujourd’hui où sa mort, lui qui s’intéressait tant au sujet, se laisse annoncer partout, sa conclusion  à sa conférence au Réseau Patrimoines Vaud, en 2009, comme un mantra: «Il m'arrive aujourd'hui de retrouver la présence de la mort au cœur du Disneyland. Cette expérience s'accomplit lorsque je conduis des groupes à travers ce qu'on peut appeler «La Suisse des Japonais»: départ depuis le lac Léman, découverte de la Gruyère, de Morat, des basses villes de Fribourg et de Berne, puis de Lucerne en passant par la vallée de l'Entlebuch. Nous sommes ainsi au cœur de la Suisse miniature et bricolée. Cependant, dans l'Entlebuch et jusqu'au pont de Lucerne, les chapelles mortuaires et les danses macabres si parlantes pour aujourd'hui nous accompagnent. Il me semble qu'il est légitime de formuler ici une hypothèse: le Disneyland helvético-alpin avait, entre autres, pour fonctions, d'exorciser la mort et de rendre la Suisse «éternelle». La présence si forte des signes mortuaires dans la situation dramatique de l'Helvétie actuelle me paraît préfigurer la possibilité d'une réconciliation entre la citoyenneté et la mort. Et je trouve cette rencontre éminemment positive et créatrice de sens.»

«Forgé par ses origines montagnardes»
L’ethnologue Geneviève Perret parle ainsi de lui quand il était le conservateur du Musée d’ethnographie de Genève: «L’originalité de Bernard Crettaz, c’est aussi le regard porté, le questionnement incessant avec son équipe et avec les partenaires multiples, souvent contradicteurs. Les expositions de Crettaz à Conches, souvent scénographiées par lui-même et son équipe, sont l’expression d’une démarche dans un laboratoire d’idées où la parole est libérée; où l’on ne craint pas d’être iconoclaste et de provoquer le débat pour faire avancer la réflexion. Autour de la collection Amoudruz, de nombreux sujets ont été abordés, mais forgé par ses origines montagnardes, valaisannes et catholiques, Crettaz a poursuivi pendant des décennies ses interrogations fondamentales sur l’invention des Alpes et la Suisse mythique, l’identité suisse, les relations avec le pouvoir, les relations ville-campagne, la diversité culturelle, la religion, l’homme face à sa finitude, face à la mort.»

«Pas simple célébration nostalgique»
Dans sa postface au Vent des routes, hommage à Nicolas Bouvier en 1998, Bernard Crettaz écrit ceci et évoque aussi celui qui deviendra notre chroniqueur Pierre Starobinski: «Les citadins ont conquis la montagne pour en faire un vaste terrain de jeu, selon l'expression infiniment ressassée. Avec passion, frénésie, corps à corps, esprit de bataille, des envahisseurs venus de la ville sont montés à l'assaut des parois, des murailles et des cimes cependant que, plus bas, dans les alpages et les vallées, ils installaient l'espace immense du loisir de masse. Et l'on sait aujourd'hui que, sous la nuance rose du développement ou verte de l'écologie, cet espace pourrait devenir le plus grand Disneyland grandeur nature. Les mêmes citadins ont écrit leur histoire de la découverte des Alpes, affirmant sans cesse qu'il fallait les lumières de la ville pour vaincre les prétendues terreurs des indigènes face à la montagne. Et l'on sait que du XVllle siècle à nos jours, ce stéréotype et cette fabrication urbaine, qui faisaient du montagnard un être peureux et craintif face à son milieu, ont été soigneusement entretenus par une littérature à prétention scientifique. Pourtant, c'est vers la tradition de là- haut que se sont tournés ces citadins lorsqu'ils ont cherché avec nostalgie une vraie montagne sous celle qu'ils avaient conquise. Alors, interrogeant tout autrement le monde des primitifs, passant de l'indigène arriéré à l'exotique sublimé, ils ont demandé aux légendes, aux mythes, aux symboles et aux religions ancestrales, la trace d'une montagne qu'ils croyaient universelle et éternelle. Au cœur de tant de manipulations et de contradictions, où peut se loger encore une démarche de quelque authenticité? Elle est là où l'être humain, qu'il soit urbain ou montagnard, sait se faire tour à tour poète, savant, moine, passeur de cols, quémandeur de sacré interrogeant les signes de l'origine pour y déceler la trace d'une voie possible vers l'initiation. De cette authenticité relève la démarche de Pierre Starobinski et de Nicolas Bouvier. Le premier, responsable touristique à Leysin, a fait appel au second pour surimprimer sur les montagnes «touristifiées» l'écho de la montagne originelle. Pour n'être pas simple célébration nostalgique, leur œuvre commune doit être vue comme reflet fragile de la montagne fondamentale dans les plis du théâtre alpin d'aujourd'hui.»

La pensée de Bernard Crettaz nous manque déjà, elle reste un puissant antidote au faux storytelling qui encombre certains discours touristiques. On peut aimer follement le Valais et savoir se montrer critique à son égard, se dit-on en saluant sa mémoire.