Peut-être que comme moi vous gardez le souvenir de ces cours de géographie que l’on nous prodiguait à l’école primaire. Le professeur, à mon époque, déroulait devant le tableau noir la Suisse en couleur en tirant énergiquement une cordelette terminée par un bouton de plastique noir. Une fine poussière voletait dans la lumière de la classe et hypnotisait les élèves rêveurs. Tous les cantons en rose, jaune, vert et violet s’étalaient devant nous. C’était une première invitation au voyage. De sa voix de maître, Monsieur Fluckiger nous pointait à la baguette les lacs, les fleuves et rivières dont nous devions apprendre les noms par cœur et surtout retenir les cantons qu’ils traversent, les glaciers qui abritent leurs sources. Le cours se terminait invariablement par cette affirmation: la Suisse est le château d’eau de l’Europe.

Plus tard, au gymnase, je me souviens des cours d’histoire qui nous rappelaient l’époque glorieuse de la Suisse climatérique. Combien l’on avait soigné grâce au bon air des Alpes.

Ces grandes figurent des arts et de la politique qui sont venues oxygéner leurs alvéoles enflammées sur les balcons des sanatoriums. Comme beaucoup de petits Suisses, j’ai quitté les bancs de l’école persuadé que nous étions les gardiens d’une eau pure et que nous avions le bonheur de respirer l’air le plus sain de la planète. L’impression que le blanc des cimes purifiait l’air. J’avais l’impression que l’air et l’eau étaient des trésors à nuls autres pareils. Que l’on concentrait là l’essence même de la vie et que nous tous, Helvètes, partagions ce sentiment. Ma génération est la première que l’on a rendue attentive à la fragilité des équilibres naturels.

Nous avons été les premiers informés des conséquences de nos comportements et de nos modes de vie. Culturellement, nous avons suivi un même enseignement standard et unifié. On nous a transmis les valeurs d’une écologie naissante: combien il est important de trier ses déchets, de ne pas polluer, etc.

En vieillissant, je mesure la fragilité de toutes ces fontaines, l’importance de tous ces bassins disséminés sur notre territoire et le cadeau que représente cette assurance que l’on peut boire l’eau qui coule du tuyau à l’alpage… Je monte, je m’élève, je marche, j’emplis mes poumons du bon air des Alpes. Je me sens privilégié. Je sais qu’ailleurs, l’air peut être irrespirable, que l’eau peut être imbuvable.
 
Le 13 juin dernier, on m’a posé la question citoyenne: Veux-tu que ces valeurs perdurent, que tes enfants puissent avoir cette même relation à l’air et à l’eau? Veux-tu que ton pays continue à vendre cette image de paysages immaculés, de nature intacte? J’ai répondu: oui, oui, oui bien sûr!

A la lecture du résultat de cette consultation, j’ai l’impression de n’avoir pas bien entendu ce que Monsieur Fluckiger nous racontait. O.K., j’ai peut-être mal retenu la leçon… Mais tout de même, étrange qu’un peu plus de 50% de mes concitoyens n’aient que faire d’une eau pure et que plus de 60% d’entre eux aient oublié «La montagne magique» et ses bienfaits. Comment donc la faîtière Suisse Tourisme va-t-elle pouvoir expliquer la fable originelle aux millions de touristes que l’on espère?

Nous sommes tous pieds et poings liés, essayant de sortir du tableau de Hodler pour rejoindre notre époque et sa modernité. Au détour d’une conversation avec un ami paysan de montagne, je l’ai entendu dire: «Tu te rends compte, ils vont nous taxer les carburants sans contrepartie!»

Il a oublié que la contrepartie, c’est une société au bilan carbone neutre d’ici à 2050 et que dans cette neutralité-là réside toute la modernité, le progrès et les avancées techniques qui sont les enjeux de la Suisse contemporaine.