Jumeirah, le groupe hôtelier de Dubai, vient d’acheter pour 114 millions l’iconique Hôtel Richemond de Genève et d’annoncer sa réouverture après d’importants travaux en 2025. Cette nouvelle provoque une grande joie chez la majorité des anciens collaborateurs du Richemond, dont la fermeture fut soudaine, brutale et engendra 130 licenciements en janvier 2020. Cette nouvelle semble aussi faire plaisir au monde du tourisme genevois. Pourtant, plusieurs acteurs proches du dossier que nous avons contactés semblent très frileux à l’idée de nous répondre. 

La puissance financière et les ambitions avouées de se positionner dans l’ultraluxe peuvent effrayer certains de ses concurrents parmi les grandes marques internationales implantées sur la rive droite du Léman à Genève. Comme à Lausanne avec le Royal Savoy et le soft power du Qatar, les fonds de Dubai permettent de sauver un hôtel patrimonial important pour la Suisse et son tourisme. Il faut le saluer. 

Mais comme le souligne Philippe Bourrel, ancien chef de cuisine du Richemond, il ne faudrait pas que seule la course à l’hôtel le plus luxueux de la ville domine les débats: «Le plus important reste de rendre son âme à cet établissement fondé en 1875, marqué par la personnalité de la famille Armleder, et par le soin apporté par toutes les équipes successives qui don­naient leur meilleur. Pendant la fermeture, en passant rechercher quelques affaires, l’ampleur du silence me provoquait des pincements au cœur.» Le Richemond reste dans l’imaginaire l’hôtel des Genevois, le palace de la fête, des excentricités, un abri pour les artistes les plus avant-gardistes comme Andy Warhol. Grand ami de John Armleder, fils du propriétaire, qui y installa une galerie d’art nommée Ecart. Cette dimension mêlant le sérieux et l’iconoclaste ne doit pas échapper aux propriétaires de Dubai friands d’expressions moins polarisantes.

Jumeirah a annoncé la couleur, il veut se positionner dans l’ultraluxe. Pour plusieurs spécialistes du marché genevois, Jumeirah deviendra le principal concurrent du Four Seasons Hotel Les Bergues, le seul à se positionner actuellement dans l’ultraluxe en pratiquant des prix de chambres et de suites en moyenne au double de tous ses autres concurrents directs. Pour René-Ojas Woltering, professeur assistant en financement immobilier à l’Ecole hôtelière de Lausanne, «Jumeirah peut devenir un acteur intéressant du marché hôtelier genevois, qui a pourtant beaucoup souffert pendant la crise, car il ne va pas concurrencer les prix existants dans les traditionnels 5 étoiles et va s’inscrire dans une nouvelle compétition de l’ultraluxe où un seul acteur existait sur le marché. Cette compétition de l’ultraluxe qui existe dans les grandes villes du monde comme New York, Los Angeles, Dubai, Shanghai, Londres et Paris arrive à Genève avec de nouveaux codes.» 

La question pour lui reste: «Est-ce que Genève est assez grand pour deux hôtels positionnés dans l’ultraluxe?» Il a tendance à répondre favorablement: «Car Jumeirah peut amener une clientèle plus directement originaire des pays de Golfe et de l’Asie puisque le groupe se développe aussi beaucoup en Chine. Si le segment ultrariche augmente, il draine encore plus cette clientèle.»

Même si on comprend les tendances mondiales scientifiquement analysées par le professeur René-Ojas Woltering et que ce business particulier permet de créer des emplois et de la richesse, on partage les craintes de Philippe Bourrel sur la perte d’âme. Si l’hôtellerie, la gastronomie et le tourisme suisses restent des valeurs internationalement reconnues, elles le doivent à leur modestie, leur discrétion et leur charme à part. On ne peut pas construire à Genève une île artificielle avec une énorme puissance financière. 

Mais laissons Jumeirah arriver, avec la caution d’un grand connaisseur du marché genevois, José Silva, qui dirigeait le groupe Jumeirah jusqu’à fin septembre 2022. Il contribua à changer l’image de l’hôtellerie de luxe de Genève au Four Seasons Hotel Les Bergues dans les années 2000 par sa politique économique mais surtout 
par son élégance. Elégance, un mot-clé dans cette aventure qui nous tiendra en haleine jusqu’en 2025.