Pendant les vendanges ouvertes, dans un bus qui parcourt des vignobles valaisans impressionnants, un enfant d’une dizaine d’années joue au tennis sur une console de jeu. Il peut changer de surface, gazon ou terre battue en un clic. Alors pourquoi écouterait-il des considérations sur des sols granitiques triturés par les glaciers, plongerait-il son nez dans un verre de vin pour découvrir des arômes, laisserait-il sa main toucher les grains et les moûts du compost?… Grand paradoxe solitaire que cette scène de surface, alors que ces vendanges ouvertes permettent de comprendre précisément que le sol reste vivant, que l’herbe revient quand on arrête les pesticides. A la radio, le professeur à l’EPFL Libero Zuberoli explique que l’on devrait cesser de parler de réalité augmentée, alors que les gens baissent la tête sur leurs écrans et que cela les humilie. Dans les vignes même avec le corps incurvé, on peut lever les yeux vers le ciel. Le dos douloureux provoqué par le sécateur plus que le pouce endolori par le joystick permet la rêverie.

On repense à ces images alors qu’on découvre «l’appel au droit à bien manger» de chefs romands (à lire sur htr/fr). «Il est nécessaire d’instaurer une véritable éducation de goût dans les écoles publiques qui s’inscrive dans le programme et l’alimentation scolaire», écrivent-ils. Droit au regard, à l’écoute aussi, aimerait-on ajouter. Précisément, les chefs disent encore: «La Constitution fédérale doit être modifiée pour y inscrire la formation au goût, comme pour la pratique sportive et la musique.» Le directeur de l’Interprofession des vins du Valais Gérard-Philippe Mabillard justifie ce premier événement «au cœur des vendanges» par cette phrase: «Le vin ne vient pas du verre, le lait pas de la brique.» L’opération caves ouvertes nous a toujours semblé manquer de sens. On se souvient du désarroi de ce vigneron genevois racontant ces hordes d’Anglais débarqués par des vols low cost pour participer à cette beuverie gratuite.

«Au cœur des vendanges» nous réjouit parce qu’elle permet de retrouver le geste du vigneron, de déguster un vin après avoir mis les pieds dans un vignoble caillouteux, une vraie démarche. Alors certes, un regard anthropologique pourrait se moquer de cette vendange de deux heures adressée à des citadins, alors que des ouvriers débarquent chaque année de Pologne, de France ou du Portugal pour prêter mains fortes aux vignerons. Encore un paradoxe de notre temps, l’organisation d’une activité ludique parmi les travailleurs.

Mais la démarche nous semble quand même plus complète que les caves ouvertes, parce qu’elle permet le dialogue avec les vignerons et les ouvriers de la vigne, parce qu’elle facilite la solidarité, la véritable mise en réseau. On repartait du vignoble de Gérald Besse ce samedi d’août avec de nouveaux amis, on s’arrêtait ensemble à la Fromathèque de Martigny, ils me déposèrent à la gare de Lausanne, descendirent du véhicule pour me saluer. La Petite Arvine que j’offrais le soir même à un anniversaire laissait apparaître le goût de la sueur de ma courte vendange. Un des convives lui trouva une connexion directe avec le sol, sensation inédite pour lui en dégustation. Pendant ce temps-là, un Federer virtuel gagnait le cinquième set d’un beau revers. Des supporters de football jetaient des manettes de jeux vidéos sur la pelouse pour protester contre les investissements de leur club dans l'e-sport, peut-être un jour olympique. Alors que la vendange elle mériterait sans doute des anneaux de couleur en guise de reconnaissance.