Le sujet semble à priori inoffensif: la nostalgie du bistrot, comme lieu de partage, de mystère. Pourtant, à chaque fois que je tente de l’aborder, cela touche d’autres gens. En 2003, dans la presse neuchâteloise pendant la période des fêtes de Noël où je déambulais devant les enseignes provisoirement fermées, ou récemment sur les réseaux sociaux sous forme poétique devant l’arrêt du cœur de mes établissements préférés pour cause de virus. Les réactions, l’attention que je reçois me surprend. Des restaurateurs s’identifient à mon manque, se sentent touchés par l’idée de refuge. A l’époque, l’écrivaine Monique Laederach me rappelait que dans les années 1960, les femmes ne se sentaient pas à l’aise en rentrant seule dans un troquet pour boire une bière, dévisagées des yeux à la tête dans ce qu’elle nommait «les cathédrales de la nuit». Il m’arrivait de ressentir le même sentiment d’accueil mitigé lié à mon genre dans certains tea-rooms.

Nombreux sociologues thématisent l’importance de ces lieux de passage. De «minuscules bulles d’utopie» pour le Valaisan Gabriel Bender, alors que son compatriote Bernard Crettaz invente les cafés mortels, lieux de débat pour conjurer le deuil. Pour le Parisien Marc Augé «l’éloge du bistrot, c’est l’éloge du paysage urbain auquel il participe». Alors aujourd’hui, on comprend la détresse terrible des patrons de bistrots, leur angoisse devant une possible déroute du tiroir-caisse, leur émoi de passer après les coiffeurs dans les préoccupations du Conseil fédéral. Ils se coupent les cheveux en quatre. Ils partent à la recherche de solutions pour ouvrir à nouveau. Un service par le client au comptoir, des serveurs portant des masques.

Pourquoi pas des rendez-vous presque clandestins avec des personnes que l’on ne connaît pas? Parce que le secret du bistrot reste le mélange de classes sociales, de réalités, particulièrement dans des villes à la tradition ouvrière comme La Chaux-de-Fonds ou Bilbao. Il faudrait peut-être raconter davantage un zinc en forme de fer à cheval, un flipper, un verre de rouge renversé, une mauvais blague, l’importance de la table située sur la terrasse à côté de la fontaine, les odeurs de cuisine, les corps frôlés, le bruit de fond, le tabac d’antan, la dernière tournée. Une amie férue de Moyen-Age me raconte le temps qu’elle passe dans les PMU, admirant l’insolence absurde de trotteurs et de joueurs.

Le café nous sert parfois de guide de voyage. A Trieste, je cherchais le mythique San Marco repère d’intellectuels aux idées bagarreuses et découvris que ces façades caressaient une synagogue et le consulat de Suisse. En 2017, le sociologue Pierre Boissard raconte à la radio son cauchemar: un monde sans bistrot, il l’imaginait comme la victoire de la technologie. Une machine à café qui remplace le héros au tablier taché qui essuie la vaisselle. Ces jours-ci le ciel bleu, les routes sans voitures nous bercent, mais la table ronde des habitués reste déserte. A la Maison du concert à Neuchâtel, trois marionnettes du théâtre de la Poudrière remplacent les habituels clients, leur âme de carton et de chiffon appelle la compassion.