Seize verres de vin suisse, d'un pâle Chasselas à un opaque Merlot, quatre régions différentes sur les millésimes 2011, 2008, 2005 et 2002 trônent sur les tables du Kunsthaus de Zurich. Ils suscitent un grand intérêt. Pour la première fois de son histoire, Swiss Wine Connection organisait dans le cadre du Swiss Vintage Award une masterclass qui remonte l'histoire d'un vin jusqu'à 20 ans. «Avant, l'exercice restait réservé à une poignée d'aficionados. Et beaucoup de gens nous demandaient mais que peut bien faire le vin aussi longtemps dans une bouteille? Aujourd'hui, on contemple ensemble le miracle de certains vins qui restent en phase de croissance après dix ans», s'amuse le dégustateur Hans Bättig face au nouvel intérêt de l'exercice. 

Les premiers vignerons à se battre dans ce pays pour la reconnaissance des vins de garde furent les Vaudois avec leurs Chasselas et l'appellation Dézaley, notamment sous l'impulsion de Louis-Philippe Bovard. Ce cépage à l'aromatique discrète relève sur la dégustation du Dézaley Grand Cru Médinette 2008 d'étonnants parfums de myrtille. «Avec les Vaudois, nous avons compris que comme dans les Côtes-du-Rhône avec les Hermitages, les vins allaient se bonifier», explique Andreas Keller, critique et directeur de Swiss Wine Connection. Il cite le docteur et vigneron André Parcé qui depuis Perpignan expliquait ainsi la noblesse d'un vin comme pour nous prévenir: «Un vin noble, lui, nous cause: du gazouillis amusant, il passe à un ânonnement réfléchi, épelle ensuite, et finit par une articulation qui dans certains cas devient discours.» 

Aujourd'hui, on voit ce potentiel sur d'autres vins comme les Cornalins vinifiés par Denis Mercier. Une belle revanche pour ce cépage appelé traditionnellement vin du pays, associé uniquement au plaisir immédiat et sauvé par des passionnés dans les années 1970 et que l'on cultive seulement en Valais. Le Genevois Dominique Maigre, qui y a participé, comprend que les anciens s'en soient lassés: «Il s'agit d'un cépage très délicat, extrêmement sensible à l'humidité. Une sale bête que l'on aime bien», plaisante-t-il. 

La maîtrise des tanins et 
des bouchons progresse 

Le millésime 2008 de Denis Mercier étonne aujourd'hui par sa fraîcheur, son fruit, malgré une entrée en bouche un peu charbonneuse, sa matière intacte permet de trouver des notes de massepain et de poivre de Timut. Madeleine Mercier, qui participe à l'élaboration des vins depuis 2012 note qu'il s'agissait d'une année à la météo pas très favorable qui produisait un vin austère, qui aujourd'hui s'ouvre. En 2005, l'amertume et l'arôme de réglisse surprennent, le vin semble presque trop puissant, mais sa longueur en bouche impressionne. Etonnamment 2002 et 2011 semblent les vins les plus légers, joueurs, dansants. Le 2011 par l'évidence des effluves de cassis et de plus surprenantes touches de racine de persil, et ses tanins très souples. Sur 2002 on trouve une bouche plus proche de la forêt-noire et des griottes croquantes, le vin paraît jeune. Hans Bättig relativise un peu: «On perçoit quelques notes d'oxydation et on doute que le vigneron ait réellement cru que son vin pourrait se laisser boire 20 ans après.» Pour Madeleine Mercier, il s'agissait alors de vignes jeunes, vinifiées dans des bois neufs. Elle souligne que la maîtrise des tanins et même le savoir-faire des fabricants de bouchons progressent toujours davantage. Elle rappelle que la préfermentation à froid a été tentée seulement depuis 2003, ce qui augmente la complexité aromatique.  

Les Pinots Noirs Gian-Battista von Tscharner, de Reichenau aux Grisons, prennent le temps de grandir, ils passent par seize mois de barrique et attendent trois ans avant leur commercialisation. Pour les dégustateurs professionnels, ces vins posent parfois problème. «On admire leur structure, mais on ne comprend pas toujours leurs aromatiques, il s'agit d'un produit de niche.» Andreas Keller complète: «Cela sort de la ligue de Pinots Noirs que nous connaissons, on est parfois choqués par un côté dur d'approche. On essaie de s'approcher d'eux et ils s'échappent, par contre ils deviennent merveilleux en mangeant par exemple un ragoût de sanglier et on remarque aujourd'hui que le public préfère ces vieux millésimes.» 

Ces propos illustrent très bien les différences notables entre le 2011 avec une dimension racinaire, une amertume, un goût de confiture d'airelles et le 2005 floral, ample, symphonique, voluptueux avec des arômes de cassis et même de pastèque. En 2002 on trouve cette dimension de doux-dur avec des parfums d'écorce qui soulignent la griotte.  

Derniers des vins dégustés, les Merlots du Tessin, avec les Sassi Grossi de Feliciano Gialdi, un des responsables de la reconquête des marchés par les Merlots, qui précise que les vignerons venus de Suisse alémanique comme Daniel Huber avec sa Montagna Magica ont aussi contribué à redéfinir le goût des Merlots. Au contraire des Pinots Noirs de von Tscharner, en vieillissant les Sassi Grossi deviennent plus bruts et puissants, alors qu'ils restent souples et fruités en 2011.  

Un Chasselas de 2012 
vendu 40 francs en 2022 

Grâce au Swiss Vintage Award qui récompense les meilleurs vins d'il y a dix ans, on peut constater que nombre d'entre eux gagnent en légèreté et en complexité, comme le Müller-Thurgau Alte Reben 2012 de Baumann à Schaffhouse ou le Traminer du Cru de l'Hôpital dans le Vully encore sur le croquant du fruit et la subtilité du tilleul. 

Reste encore la complexe question pour les vignerons et les restaurateurs de la commercialisation d'un vin de garde. Au Swiss Wine Tasting, on remarque que la majorité des vignerons vend des vins de 2020 ou 2021. Thierry Molliex, de la cave Pura Me Movement présente des Chasselas 2015, entre 28 et 36 francs: «Parce qu'ils sont bons à boire maintenant, j'attendrais encore plus longtemps, s'il ne fallait pas rentrer de l'argent.» Seuls les frères Dubois, à Cully, présentent un Dézaley Marsens Grand Cru de la Tour vase numéro 4 2012, sélectionné dans le cadre de la Baronnie du Dézaley qui garde des vins à l'échelle de l'appellation. Ils le propose au prix de 40 francs. Pour eux, ce vieillissement permet surtout la parfaite intégration des bois et l'épanouissement de fruits exotiques sur le palais.

Aujourd'hui on commence à penser le vin suisse sur 20 ans. Certains n'hésitent pas à aller plus loin: «Je conserve 500 bouteilles du millésime 2005 et j'espère que mes enfants pourront les vendre dans 40 ans», lance à la cantonade le vigneron Gian-Battista von Tscharner.