Pour comprendre et apprécier le vieillissement du vin suisse, rien de tel que de déguster un grand Chasselas de Lavaux. Récemment, à Bad Ragaz, lors du repas de gala de la dernière assemblée générale de la Mémoire des vins suisses, un Saint-Saphorin Les Manchettes 2015, de Pierre Monachon, aux arômes éclatants de pêche et de tilleul nous en convainc une nouvelle fois. Nous décidons de partir à Cully à la rencontre de Louis-Philippe Bovard, un juriste de formation, qui depuis 1983, quand il reprend le vignoble exploité par sa famille depuis 1596, comprend la nécessité de valoriser les vieux millésimes de Chasselas.

Particulièrement le vignoble de Dézaley, le vigneron l’explique ainsi: «Un terroir exceptionnel dans l’alliance de son sol argileux calcaire, de ses pentes vertigineuses, du soleil qui brille à angle droit sur le raisin, de sa réflexion sur les murs de vignes et la réverbération du lac. Contrairement aux autres vignobles de Lavaux orientés sud-est, donc frappés par le soleil dès 6 heures, celui de Dézaley regarde vers Evian au sud-ouest, le soleil arrive vers 9 heures et garantit une moins grande exposition.» Pour l’ingénieur-agronome et grand dégustateur François Murisier,  les terres de Dézaley à Lavaux offrent les meilleures évolutions possibles pour le Chasselas. Louis-Philippe Bovard complète: «On peut donner le même exemple avec Pomerol, à Bordeaux, et l’expression du Merlot favorisée par les terres argileuses et les fortes précipitations.»

«Des arômes proches du Viognier»
Le vigneron de Cully conserve les Dézaley dans une cave spécialement conçue à cet effet entre 1000 et 1500 bouteilles chaque année. «Louis-Philippe reste le plus novateur, le plus créatif des vignerons de Lavaux», s’enthousiasme son collègue de La Côte Raymond Paccot. Elégante casquette bleue vissée sur la tête, Louis-Philippe Bovard, qui exploite 11 hectares sur une soixantaine de parcelles, esquisse un léger sourire quand on lui en fait part et le même lorsqu’on lui demande quelle capacité de garde trouve-t-on sur un Chasselas... «Pour les Dézaley, je peux simplement vous dire que le plus vieux que j’ai dégusté s’apparente à mon année de naissance 1934, je n’y ai trouvé aucun défaut. On verra, on va goûter.» 

Avant cela, une personne n’ayant jamais dégusté de vieux Chasselas doit prendre conscience qu’il ne s’agit pas du même vin droit, rafraîchissant, puissant en acidité que l’on trouve sur de jeunes millésimes. Louis-Philippe Bovard explique: «Ses qualités se modifient avec le temps et se rapprochent plus d’un Viognier ou d’un Chardonnay bourgui­gnon avec cette bouche de miel.» Lors de notre visite, Louis-Philippe Bovard ouvre trois millésimes de Médinette, son Dézaley faisant partie des vins membres de la Mémoire des vins suisses depuis ses débuts en 2002. Un 2020, un 2019 et un 2009 qu’il carafe une vingtaine de minutes pour lui redonner un peu d’air. 

Tous ces vins correspondent à une même ligne: une vendange manuelle dans des caissettes de 10 à 15 kilos, un pressoir avec des extractions de 3 à 4 heures, une vinification uniquement en foudre, un élevage sur lies et pas de fermentation malolactique. Louis-Philippe Bovard regrette que trop de Chasselas soient vinifiés de manière standard: «Cela gomme leurs spécificités, on ne doit pas agir ainsi avec un grand cépage.» 

Médinette 2009 et un ris de veau
Sur le millésime le plus jeune, on remarque surtout la dimension électrique et une belle salinité en fin de bouche. Sur 2019, un arôme d’amande amère s’impose et déjà une belle longueur sur l’arrière des papilles. Puis arrive le 2009, qui ouvre sur un autre monde. Au nez, on remarque du coing et cette dimension très mûre comme une pomme en compote; en bouche, on repère des arômes d’alcool de framboise comme dans certaines vieilles Marsannes du Valais. La corpulence du vin frappe, certains dégustateurs trouveraient qu’il manque de tension, mais dans ce millésime-là, la tenue vient aussi de l’envoûtement, de sa capacité de contemplation, ici à son sommet. On aime ce contraste entre les arômes langoureux de réglisse et de menthe, le haut du palais occupé par un arôme de poire et de pignon grillé, on l’accorderait volontiers avec un ris de veau à la sauce florale. 

Les vieux Dézaley commencent à figurer sur les cartes des grandes tables de Suisse. Les 12 producteurs membres de l’association La Baronnie du Dézaley commercialisent d’ailleurs chaque année quatre vins sélectionnés par un jury de professionnels. Ils définissent l'évolution du vin et le niveau qualitatif de chaque millésime. 

Louis-Philippe Bovard reste encore avec force et joie à la tête du domaine mais se réjouit de transférer progressivement ses affaires à son compétent directeur Fabio Bongulielmi, un musicologue et diplomate, arrivé là par passion du vin. La longueur presque infinie du vieux Dézaley en bouche se marie très bien avec la beauté préservée des vignobles de Lavaux, se dit-on de retour à la gare de Cully.

Brut et Pinot Blanc arrivent

Les Grisons accueillaient la dernière rencontre de la Mémoire des vins suisses et un nouveau membre producteur: la famille Adank, à Fläsch. Un vigneron bio, avec pour la première fois dans l'association un vin mousseux. Adank Brut, un blanc de noir 100% Pinot Noir. Une nouvelle réinterprétation bien équilibrée du cépage phare de l'appellation, mais sans trop de folie, pour cette bouteille composée à 90% du millésime 2016. La garde des millésimes pourrait lui permettre de gagner en complexité. A l'instar d'un vin qui a fasciné les membres de l'association lors de sa dégustation, l'incroyable Pinot Noir Gian-Battista 1999 du domaine Von  Tscharner. Une élégance lunaire, des tanins extrêmement souples. Des parfums de grenade et de pruneau au nez, puis une bouche longue d'orange amère. Quelle fraîcheur, quelle immédiateté pour cet ancien millésime décoiffant..
Le lendemain, le même producteur, l'inénarrable Gian-Battista Von Tscharner à la carrure robuste, à la voix de stentor et aux vins tout en délicatesse, viendra une nouvelle fois nous désarmer avec son Von Tscharner Completer Chur 2018. Ce grand cépage dont les vieux millésimes riches et épurés de Donatsch enchantent depuis longtemps la Mémoire montre ici un autre visage. Les nombreux producteurs valaisans qui aujourd'hui plantent ce cépage pourront s'en inspirer. Le Completer de Von Tscharner impressionne par sa bouche de poire, cassis et miel, couplée à une forte dimension épicée et un final de tilleul.
Mais les Grisons savent aussi sortir des sentiers battus... La preuve avec ce premier millésime 100% Pinot Blanc Fromm 2020, dont on connaissait jusque-là surtout le Pinot Noir Selvenen très affirmé sur la griotte et puissant en amertume. Ce Pinot Blanc subtil fait naître en nous d'autres dimensions, plus éthérées, grâce à une bouche lactée et de vivaces arômes de citron et de pamplemousse, très dépaysant et très suisse à la fois. aca