Une salve de soulagement et de joie des chefs romands accueille la très probable perspective de réouverture le 31 mai prochain. «Tout le monde se réjouit de retrouver ses clients, l’entraide reste très forte entre les chefs des Grandes Tables de Suisse», s’exclame le Vaudois Guy Ravet, président de l’association et chef étoilé de l’emblématique Ermitage, à Vufflens, au sommet du GaultMillau avec 19 points. «Vivement le bonheur de proposer une offre complète pour montrer nos ambitions, notre joie de cuisiner, et nous espérons afficher complet ces trois prochains mois», rugit l’inventif Genevois Serge Labrosse, chef étoilé à La Chaumière à Troinex (15 points GM) et au Boléro à Versoix (14 points GM), plus bistronomique. Même son de cloche pour la nouvelle génération décomplexée représentée par Benoît Waber, de Ben & Léo, qui passe sans sourciller de la gastronomie de la Fonderie (14 points GM) à des multiples concepts de street food, à Fribourg. «Enfin, on va pouvoir ouvrir tous nos restaurants avec nos équipes au complet et proposer de la convivialité et des nouveautés comme des boissons fermentées, par exemple au kombucha, pour faire des pauses dans un accord mets et vins.»

Des expériences contrastées
liées aux plats à l’emporter

Pas de temps pour l’angoisse et l’impatience, même si Serge Labrosse précise: «Il faut que les législations cantonale et fédérale nous laissent ouvrir dans les meilleures conditions, on a eu quatre mois pour faire au mieux. Ils peuvent faire confiance à notre professionnalisme et nous libérer de contraintes inutiles.» Martin Mayoly, directeur de l’Hôtel Alpes et Lac, dont le restaurant La Fugue a plutôt bien fonctionné pendant la crise, se réjouit surtout de retrouver sa clientèle locale, à 90% neuchâteloise: «Nous disposons déjà de tout le matériel, comme les parois en plexiglas. Ce sera plus facile que l’an dernier.» Mais celui qui préside la section Neuchâtel Jura d'HotellerieSuisse Région Suisse romande met aussi en garde la profession: «Il faudra rester attentif à la fatigue du personnel. Nos métiers restent physiques et astreignants, cela peut poser des problèmes d’efficacité.»
 
Guy Ravet décrit avec envie et réalisme les tâches qui l’attendent en famille, avant la réouverture: «Avec une petite équipe réduite formée de ma sœur, mon beau-frère, mon neveu et mes parents, on va reprendre par une semaine de nettoyage; il faut aussi vérifier si toutes nos machines fonctionnent encore depuis décembre. Puis notre équipe de 10 à 12 personnes va pouvoir entrer en scène une semaine avant pour tout mettre en place.» Evidemment, les questions de rentabilité restent aussi une préoccupation majeure pour ces chefs et entrepreneurs. Serge Labrosse espère de tout cœur «que les gens exprimeront leur envie de sortir, de partager, de faire la fête». Il décide ces prochains mois d’ouvrir aussi ses restaurants l’après-midi, avec une nouvelle offre. Il confie son soulagement de pouvoir continuer avec une équipe complète de 22 employés. «Nous souhaitons que l’étendue des heures d’ouverture nous permette d’augmenter notre chiffre d’affaires pour cette reprise.»  

Benoît Waber se réjouit de l’importance prise par la cuisine à l’emporter pendant la crise. «On y avait réfléchi bien avant, notamment avec les ramens au Kumo, qui continuera à proposer environ 40% à l’emporter, mais également avec nos autres concepts autour de burgers et de pitas revisités.» Les entrepreneurs fribourgeois maintiennent ainsi des équipes de 25 à 30 personnes avec quelques étudiants et extras. Leur modèle économique diversifié leur permet «de moins stresser avec l’argent, de moins parler de survie qu’un restaurant traditionnel. Mais aussi de se préoccuper du modèle social, en permettant à tout le monde de prendre des vacances ou d’effectuer ses obligations envers le pays». Il accomplit son service civil en ce moment. Dès le mois de novembre, Serge Labrosse a voulu mettre sur pied un service à l’emporter, notamment pour écouler les stocks: «Mais je ne voulais pas faire comme tout le monde, surtout pas du burger et du kebab. Plutôt une entrée, un plat, un dessert sur un plateau garanti en carton et papier. On a proposé notamment un veau à basse température avec une crème brocoli et un jus salsa verde.» Le chef va maintenir cette offre, même s’il pensait qu’elle connaîtrait plus d’engouement «notamment auprès des entreprises à midi, mais l’idée peut faire son chemin…»

«Bœuf de Kagoshima
et bao de la Bénichon»

Ces moments de calme ou d’arrêt ont aussi permis aux chefs d’affiner leurs concepts. Guy Ravet proposera désormais uniquement deux menus de dégustation et plus de carte. Quant à Serge Labrosse, il se laisse la liberté de changer un plat au dernier moment. «Toutes les deux semaines, on propose de nouvelles varia-tions. Aujourd’hui, les frais d’impression disparaissent. En mode numérique, on arrive à changer une saveur ou une faute d’orthographe au dernier moment. Cela garantit une meilleure hygiène que les cartes plastifiées et nous pousse vers la flexibilité.» A la Fonderie, Ben & Léo continueront de proposer leur menu dégustation qui change souvent: «On a envie de bousculer les entrées et les amuse-bouches pour casser la succession de plats.»  

Les trois chefs s’enthousiasment à l’idée de reproposer leurs saveurs. Pour Guy Ravet, des «produits marqueurs de la maison, comme le foie gras, le bœuf de Kagoshima et l’agneau du village voisin de Bière». Pour Serge Labrosse, des entrées comme «asperges, tamara, graines de sarrasin», avec des nouveautés à l’image de la poudre de citron noir de Niels Rodin. Benoît Waber tentera un bao asiatique avec les saveurs de la traditionnelle Bénichon. En écoutant le trio de chefs, on se dit que la gastronomie romande sortira de la crise avec créativité, subtil sens des affaires et humanisme.

Formation
Une attention particulière portée aux apprentis


Pendant les mois de fermeture, Guy Ravet proposait un service à l’emporter et traiteur «mais surtout pour aider et occuper nos apprentis», il ne poursuivra pas l’expérience: «Je trouve cela pas très rentable, chronophage; ça ne nous permet pas de livrer de l’excellence, on doit se concentrer sur nos produits nobles au restaurant.»
Serge Labrosse a profité de la crise pour donner plus de temps à ses apprentis: «Je me suis rendu compte de l’exigence du CFC en Suisse, je suis passé par le CAP en France beaucoup plus facile. Je regrette que dans notre pays, on ne valorise pas plus les capacités manuelles, l’envie de cuisiner. Beaucoup d’apprentis échouent parce qu’on leur demande trop en termes de diététique, de grammage, de choix d’assiette.»
Serge Labrosse estime que tout cela peut s’apprendre pendant l’ensemble de la carrière et qu’on devrait libérer les apprentis des surcharges d’apprentissage scolaire au profit de la maîtrise de la main et du feu.     aca