Nathalie Seiler-Hayez, vous dirigez le Beau-Rivage Palace depuis septembre 2015. Si vous deviez garder une seule image, ce serait laquelle?
Celle d’une combinaison magique entre l’histoire d’un lieu, son emplacement et son âme incarnée par les employées qui en prennent soin au fil du temps. Elle serait liée au service, à l’accueil, et cela me fait immédiatement penser à notre cheffe concierge Sylvie Gonin, elle incarne cela si bien depuis 32 ans. Je la vois sur la terrasse, sa belle attitude sans jamais aucune arrogance face au lac, ce paysage incroyable qui nous accom­pagne au quotidien.

Mais vous connaissiez le Beau-Rivage Palace depuis longtemps: vous y avez fait un stage… 
Un préstage, même, de trois mois avant de commencer l’Ecole hôtelière de Lausanne. J’avais été accueillie par mon prédécesseur Maurice Urech dans ce bureau que j’occupe aujourd’hui et qui n’a pas beaucoup changé. Il prenait le temps de me recevoir, il me considérait. Lorsque je travaillais à l’étranger, je pensais souvent à cette première scène et à ce bâtiment, l’esprit de cette maison, symbole d’un service super­intuitif. 

Qu’est-ce qui vous fascine dans cet hôtel? 
Le poids de l’histoire. Vous voyez cette photo au-dessus de nous? Elle repré­sente le Traité de Lausanne, en 1923, qui mettait définitivement fin à l’état de guerre qui régnait depuis 1914. On peut ressentir en profondeur ce passé. Et puis aussi les grands mariages, comme celui du chanteur Phil Collins, la beauté d’un moment dans les étoiles sans côté ostentatoire.

Pourquoi quittez-vous la direction générale de l’hôtel à la fin de l’année? Comment s’annonce votre futur?
J’ai 51 ans et je ressens le besoin de prendre du recul par rapport à l’opérationnel. Mon métier me fait vibrer, mais je donne aussi beaucoup de moi et je sens que le moment est venu de partir. Je veux déjà avant tout prendre le temps de me reposer, de réfléchir. Ma carrière internationale dans l’industrie du luxe à niveau de management important me permettra sans doute de m’ouvrir à de nouvelles expériences. Mon papa vient de décéder à l’âge de 102 ans, cela interroge sur le sens que l’on donne à sa vie à 51 ans, où on se sent jeune et vieux à la fois.

Donc vous partez avec le sens du devoir accompli?
Oui, je pense qu’il s’agit du bon moment pour l’hôtel et pour moi. Les grands travaux de rénovation sont derrière nous. La dimension de préservation du patrimoine par la Sandoz Foundation Hotels et le travail sur le rayonnement international des établissements me semblent justes.

Parlez-nous de Benjamin Chemoul, votre adjoint, qui va prendre votre succession… Un choix qui vous rassure pour l’avenir…
Oui. Quand je l’ai vu présenter la nouvelle aile Beau-Rivage, j’ai senti qu’il était prêt, je voyais de l’éclat dans son regard. Ce choix de la fondation, auquel j’ai été pleinement associée, me procure une grande sérénité. Benjamin Chemoul s’impose comme un grand professionnel, très droit dans son management. Il cherche le lien, l’exemplarité, il aide les équipes, il sait mettre les mains dans le cambouis. Une belle personne.

Vous êtes arrivée au moment où la fondation Sandoz rachète le Lausanne Palace, concurrent historique, et le Royal Savoy réouvre avec des fonds qataris. Un nouveau paysage hôtelier se dessine. Comment l’avez-vous appréhendé?
J’ai repris la direction du Beau-Rivage Palace lorsque la structure Sandoz Foundation Hotels a été créée. Après le rachat du Lausanne Palace, il fallait intégrer des équipes aux cultures hôtelières très différentes et peut-être que l’on n’avait pas assez mesuré cela et qu’il a fallu ensuite du temps pour retrouver le positionnement de chacun. Quant à l’arrivée sur le marché du Royal Savoy, je trouve cela très bien pour le rayonnement de la destination et tellement plus motivant qu’un établissement fermé.

Au début des années 2010, l’arrivée de Four Seasons sur le marché genevois et les visions de José Silva changent la politique de prix, notamment des suites. Comment l’avez-vous vécu? Et l’impact se sentait-il jusqu’à Lausanne? Qu’est-ce qui change en matière de Yield Management durant toutes ces années?
Je ne travaillais pas en Suisse à cette période. Mais il s’agit d’une très bonne impulsion, qui suivait celle amorcée par les grandes capitales européennes depuis longtemps. Quand je suis arrivée, la structure de Yield Management implémentée par François Dussart se trouvait parfaitement en place. Maximiser l’hébergement, gérer l’offre et la demande me semble essentiel et fonctionne aussi très bien à Lausanne.

Comment décririez-vous votre style de management, avec près de 400 employés?
Je pense qu’il faut un capitaine à bord, sinon on peut se perdre, ainsi qu’un comité de direction fort que nous venons d’agrandir à dix personnes. Un leader doit inspirer son équipe et garantir un cadre de travail harmonieux, et ainsi devenir un chef d’orchestre qui développe les talents.

Votre ton de voix, grave, calme mais naturel, frappe. Qu’est-ce qu’il dit de vous? Restez-vous attentive aux sons des voix de vos clients ou amis?
Sincèrement, je n’en ai pas conscience. Ce que vous me dites ne résonne pas complètement en moi. Parfois même ma voix me trahit un peu, quand je me mets trop de pression je la sens disparaître et cela m’aide à me donner moins d’importance. Je pense que comprendre une voix aide à ressentir l’autre, mais peut aussi intimider.

Vous étiez une des premières femmes après Hélène Lang Lauper à diriger un 5 étoiles, en Suisse romande. Aujourd’hui, les choses changent, au sein même de la fondation Sandoz, puisque Isabelle von Burg, au Lausanne Palace, et Pauline Laurent, au Palafitte, vous ont rejointe. Comment l’analysez-vous?
Oui clairement, à mes débuts dans cette profession, on se trouvait en minorité dans des réunions à 95% masculines. Il fallait évidemment trouver sa place, savoir comment rentrer en relation avec ces hommes. Mais depuis dix ans, j’ai l’impression qu’il ne s’agit plus du même sujet, cela me ravit de pouvoir travailler avec beaucoup de femmes compétentes, je l’observe dans des congrès dans le monde entier. Partout il faut de la diversité et des sensibilités différentes. 

Vous avez connu la première ferme­ture de l’histoire du Beau-Rivage Palace de fin mars à juin 2020 pendant la pandémie. Comment l’avez-vous traversée?
Ce fut dur, je l’ai vécue de façon profondément triste. Il restait très peu de monde le jour de la fermeture, et je voyais ce tableau rempli de clefs. Il fallait fermer toutes les portes, arrêter les machines, vider les frigos. On n’avait pas de cahier des charges. On entrait dans une nébuleuse. Il fallait tenter de garder le lien avec tous les collaborateurs qui se trouvaient d’un seul coup chez eux. 

Et vous choisissiez toute seule avec la sécurité de venir à l’hôtel tous les jours…
J’ai du mal à travailler chez moi, et je tenais à être là. Petit à petit, je me rendais compte encore plus du poids de l’histoire. Je devenais attentive à certains détails, m’attardais devant un menu à 19 francs d’une autre époque, exposé dans les couloirs. Je vivais aussi des moments bizarres, presque comme dans les films de Kubrick. Un jour je descends dans les frigos à 16 heures, sans lumière, à la recherche d’un carré de chocolat noir et je ne trouve rien. Parfois, les responsables de la sécurité me prenaient pour une cambrioleuse… J’ai évidemment continué à faire du sport, je prenais conscience que l’on traversait un moment grave.

A ce moment-là, les rénovations de l’aile historique vont bon train. Aujourd’hui, les voilà achevées? Qu’est-ce qu’elles représentent?
Il s’agit d’une étape importante. La décision de fermer l’aile Beau-Rivage pour les rénovations était très juste et très stratégique de la part de la Sandoz Foundation Hotels, tout restait très bien entretenu, mais il fallait lui redonner un élan avec la collaboration du designer Pierre-Yves Rochon. Dès juin 2020, nous gérions à la fois l’aile palace réouverte et le chantier de rénovation. Aujourd’hui, alors que la clientèle business revient, on nous dit chaque jour à quel point ces grands investissements valaient la peine.

Les sculptures animalières d’Edouard Marcel Sandoz parsèment l’hôtel. L’une d’elles vous parle-t-elle particulièrement? Pourquoi?
La fontaine avec les trois ânes qui boivent de l’eau, qui dit tant de l’âme de ce sculpteur qui a permis de protéger le port d’Ouchy et donner beaucoup de visions à la famille Sandoz.

Si vous deviez citer un plat d’Anne-­Sophie Pic, à Lausanne, lequel choisiriez-vous? Pourquoi vous reste-t-il en mémoire?
Le bar de ligne au caviar «Jacques Pic». Cette filiation qui perdure, mais aussi cette texture, cette mousse et l’exécution à chaque fois parfaite.

Quels concepts hôteliers vous font rêver? 
Les concepts lifestyle m'inspirent et j’y ai parfois trouvé des idées que j’ai adaptées à l’identité de marque du Beau-Rivage Palace. J’adore la vie des grands hôtels, ce son de piano que l’on reconnaît immédiatement quand on approche et les petites cabanes de montagne qui nous permettent de rejoindre un sommet et que l’on quitte à quatre heures du matin pour y grimper. J’aime le mélange ces deux univers.

Parcours
Une riche carrière de Paris à Londres


Après sa formation à l’Ecole hôtelière de Lausanne, Nathalie Seiler-Hayez commence sa carrière par les départements ventes et marketing: «A un moment où tout le monde voulait devenir directeur F&B». Elle part jeune à l’étranger et occupe notamment le poste de directrice commerciale du mythique Lutetia, à Paris, à la fin des années 1990: «Je trouvais très inspirantes ces ren­contres échevelées entre les intellectuels de la rive gauche au bar.» Elle s'envole ensuite pour New York, elle travaille pour Rosewood Hotels & Resort. Puis, elle accède au poste de directrice générale, à 33 ans, dans un boutique hotel à Paris, avenue Marceau: «Avec 50 chambres et un restaurant gastrono­mique, une excellente école». En 2007, elle participe à un projet d’envergure, avec l’ouverture de l’Hôtel Regent à Bordeaux: «Un défi incroyable, quatre à cinq ans de travaux face à l’opéra pour un projet aux grandes implications politiques avec l'engagement du maire de l'époque, Alain Juppé.» Puis, dès 2010, commencent ses cinq années à la direction générale du Connaught, à Londres, un des cinq plus beaux palaces de la ville, 120 chambres pour 450 employés: «Si le luxe doit être représenté dans tout son raffinement, on pense au Connaught, un de ses emblèmes les plus signifiants.» aca