Depuis plus de 30 ans, le destin de chef de Dominique Gauthier ne peut se dissocier de l'Hôtel Beau-Rivage, «la moitié de ma vie», «un gros bateau avec une brigade de 25 personnes», une «magnifique maison longtemps propriété de l’attachante famille Mayer, qui m’a donné l’opportunité de m’exprimer comme chef pendant 20 ans». Il redonna ses heures de gloire au Chat Botté, en retrouvant une étoile Michelin et 18 points GaultMillau en 2009, au plus vieux restaurant d’hôtel genevois, né en 1967 comme lui et qui a accueilli jadis un apprenti nommé Philippe Chevrier.

Il faut se souvenir du sacré de notre consom­mation dans l'enfance.


A l’heure de quitter le palace début septembre, Dominique Gauthier décrit sa réflexion de plusieurs mois avec sa femme Sandrine, «qui m’a toujours soutenu et donné un bel équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie privée; mes filles se souviennent de plats de pâtes partagés, lorsque je les gardais le samedi matin».

L'émotion de sa première veste de cuisinier à 12 ans
Dominique Gauthier semble partir apaisé en laissant le gouvernail au jeune chef expérimenté Mathieu Croze, avec qui il collabore depuis quatre ans. «Son savoir-faire et son talent vont pouvoir prendre désormais leur juste mesure.» Cela accompagnera les nouveaux projets de la famille espagnole Casacuberta, avec qui il s’est bien entendu. Dominique Gauthier continuera dans le monde de la cuisine à Genève, il pourra en dire plus bientôt. La formation fut toujours un sujet important pour le chef. Il se réjouit de la carrière solo de ses anciens seconds Amel Bedouet, fidèle pendant sept ans et aujourd’hui étoilé à l’Aparté de l’Hôtel Royal, et Bruno Marchal, à ses côtés durant 14 ans et longtemps chef à l’Hôtel Bristol. «Dans ce métier, on peut commencer commis et finir sous-chef», se plaît à répéter Dominique Gauthier.

Une cuisine qui ne dénature pas le produit
Mais pour l’heure, retournons en enfance, à l’âge de 12 ans, quand il sillonnait sa région d’origine, le Dauphiné, avec Etienne Jalut, le frère de sa mère, qui travaillait comme traiteur le week-end. Il se souvient avec émotion de la choucroute du foot: «J’épluchais les légumes, je faisais la vaisselle.» Et un jour, il lui offre sa première veste de cuisiner: «Je ressens encore la fibre de ce costume aujourd’hui. J’en éprouve des frissons.» A 14 ans et demi, il annonce à sa mère qu’il part en apprentissage de cuisinier, cela veut dire qu’il dormira à l’hôtel toute la semaine, elle s’inquiète un peu.

Mais ce goût des bonnes choses simples, il le doit à sa famille: «On n'a jamais acheté un légume, on élevait les carottes dans la fosse de la paille.» Avec ses deux sœurs et son frère, il participe à tout, coupe le bois et tous les soirs sent cette inimi­table odeur de potage. Alors quand on parle de ne pas jeter la nourriture dans les cuisines professionnelles, il dit seulement «il faut se souvenir du sacré qui entourait notre consommation dans l’enfance». Le voilà débarqué pour son apprentissage à La Côte Saint-André, «la ville natale d’Hector Berlioz», précise-t-il, à l’Hôtel de France, chez Daniel Gauthier, «un cuisinier qui aimait la tradition, qui effectuait des stages chez les plus grands, Alain Chapel, Fernand Point».

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Puis il commence sa valse des grands étoilés, il parle de Jacques Chibois, deux étoiles Michelin, à l’Hôtel Gray d’Albion, à Cannes, et de Richard Cressac, étoilé, au Chat Botté, lorsqu’il arrive au Beau-Rivage, à Genève. «Deux artistes, l’un originaire des Charentes, l’autre du Limousin, ils sortaient un grand plat de la Méditerranée avec pas grand-chose devant eux, des êtres entiers, amoureux des produits.»

Dominique Gauthier se marre en pensant au bel âge en compagnie de Jacques Chibois: «Il partait au marché à onze heures trente et revenait avec des pageots, des saint-pierre entiers. On devait tout défaire, les lever pour le déjeuner.» Des expériences dont il gardera toujours la rigueur, comme l’explique son ami Pascal Brault, qui a longtemps travaillé à ses côtés comme directeur de salle au Beau-Rivage: «Un gros, gros travailleur, mais très humain, qui sait écouter son équipe, ses clients pour trouver sa voie.»

Des plats signatures d'abord improvisés
Quand on demande à Dominique Gauthier de qualifier sa cuisine, il dit «naturelle». On cite Gilles Pudlowski, le critique français: «Il joue le produit de haute tenue avec une sobriété et une modestie qui enchantent.» Le chef sourit: «Il ne faut pas dénaturer les produits. Si on veut savoir le secret de ma soupe glacée, on peut se concentrer sur de la tomate coupée, du basilic thaï et de l’huile d’olive…» Alors oui, les techniques changent, arrive la cuisson sous vide, le four vapeur, le thermoplongeur, «mais ce qui compte reste ma ligne, ma personnalité».

Tous ces menus mettent d’abord en avant le produit, avant le titre de la recette. Il récite le générique des producteurs locaux: «Le bœuf d’Aubrac produit à la ferme Desbiolles, à Meinier; Yves Grollimund et ses volailles du Nant d’Avril, à Satigny; les légumes aujourd’hui de Pierre Gallay, hier de son voisin feu Pierre Rossiaud: «Je coupais parfois moi-même ce qu’il me fallait.»

Ses deux plats signatures, que ses clients lui réclament aujourd’hui, encore viennent d’improvisations: «Je me suis toujours un peu gouré au début.» La langoustine en kadaïf se laisse entourer de croquants cheveux d’ange. «Ma sauce se compose d’huile d’olive, d’orange, de basilic, d’olive, de tomate confite. Je n’y croyais pas, je lui donne un coup de mixer et bingo.»

Des souvenirs chez Philippe Rochat et Daniel Humm
Quant aux grenouilles en tempura, elles viennent de sources différentes: «Chez Georges Blanc, pendant deux ans, j’en fais, de la grenouille! Quand je reviens de Thaïlande, je teste la farine à tempura avec de l’eau gazeuse pour que ça souffle bien, je voulais sortir de la persillade. Un jour, une prin­cesse me réclama une purée d’épinards. Je la fais, avec un jus noisette, revenir dans une crème à l’ail lisse, elle a adoré.»

Alors le chef décide d’agrémenter ses grenouilles de pousses d’épinards et de lait d’ail. De Bangkok, où il allait représenter la cuisine de Beau-Rivage, son complice Pascal Brault se souvient «du beurre, de la crème et du fond de veau en poche qu’il fallait emporter au milieu de nos chemises et de nos costumes». Dominique Gauthier apprécie la spontanéité de la cuisine thaïlandaise avec ses parfums instantanés.

Lorsqu’on lui demande d’évoquer ces grands moments passés chez d’autres chefs, Dominique Gauthier convoque la mémoire de Philippe Rochat, à Crissier: «On retrouvait toutes les grandes bases, les produits calibrés, couplés à une belle innovation»; et Daniel Humm, à New York, voilà une quinzaine d’années: «Mieux qu’un repas, un opéra avec une grande attention au végétal, tout en envoyant 200 couverts.»

Il dit encore un mot de son goût pour les abats bien cuisinés, une andouillette chez Daniel et Denise, à Lyon, ou ces tartines de pied de cochon dégustées tout jeune au premier Atelier de Joël Robuchon, à Saint-Germain-des-Prés. Lui cuisine le ris de veau avec de la truffe et des lentilles.

On repart en repensant à sa délicate maîtrise du combawa sur de la chair de crabe. Pas une once d’acidité déplacée chez ce personnage-là.