Si elle n’avait pas rencontré son ex-mari sur un podium du Tour de France, Emilie Moreau serait probablement devenue avocate. «Si je devais avoir un regret, ce serait celui-ci», avoue la juriste diplômée de l’Université de Clermont-Ferrand. Cet hypothétique «si» elle le doit à une formation non-reconnue en Suisse. De cet obstacle, elle en fera une force. Son tempérament optimiste et sa soif d’apprendre l’aideront à «rester à l’écoute» et à se tracer un parcours professionnel à la hauteur de ses ambitions. Et petit à petit, devenir une figure incontournable du tourisme jurassien.

Emilie Moreau 
Age: 42 ans
Profession: membre de la direction de Jura Tourisme et responsable de Talentis Lab
Ce que j’aime: les challenges
Ce que je n’aime pas: l’hypocrisie
Ce que je voulais devenir: vétérinaire
Ma source de motivation: toujours apprendre et m’améliorer
Ce qui m’inspire: les entrepreneurs et les créateurs
Ce qui me ressource: la nature
Ce que j’ai raté: certains projets privés
Ce qui me fait rire: mes filles quand nous faisons les folles ensemble
Dans ma nouvelle vie, je voudrais: cultiver ma fraîcheur d’esprit et rester fidèle à mes valeurs

«Les études de droit mènent partout et donnent une certaine crédibilité», estime celle qui dirige depuis six ans le Talentis Lab, le service de coaching de Jura Tourisme pour soutenir les projets touristiques innovants. Egalement membre de la direction de l’office du tourisme, députée vert'libérale au Parlement jurassien et maman de deux filles de 12 et 15 ans, elle a aussi mené campagne pour un siège au gouvernement jurassien, assumant son statut d'outsider. Elle ne craint pas de sortir de sa zone de confort, lorsque des signaux l’y encouragent. «Plus j’avance, plus je me nourris de mes rencontres, tant les bonnes que les mauvaises», dit-elle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle quittera son poste actuel pour rejoindre dès février 2023 le groupe hôtelier Definitely Different en tant que directrice du développement commercial. «Après dix ans dans le secteur public, j’avais besoin de m’en affranchir. C’était le bon moment pour moi de me mettre en danger.»

Sept ans sur le Tour de France, elle vit des moments émotionnellement forts
La carrière d’Emilie Moreau n’était pas du tout tracée dans le tourisme. Elle s'est imposée au gré des opportunités. Elle grandit entre la ville de Clermont-Ferrand et la ferme familiale située à 1100 mètres d'altitude. «J'ai beaucoup suivi mes grands-parents dans leurs activités: la confection du fromage St-Nectaire, la cueillette des plantes, des fleurs, des champignons. Tout cela m'a beaucoup forgée dans les valeurs profondes du terroir.» Bonne élève, appliquée, elle opte pour des études de droit. En parallèle, elle travaille au rayon fromage d'une grande surface, dans les champs de maïs en été et... pour le Crédit Lyonnais, sponsor du Maillot Jaune sur le Tour de France. C'est ainsi qu'elle rencontre son futur époux, Christophe Moreau, coureur cycliste professionnel, qui cumulera 16 Tours de France. Elle l'épaule dans sa carrière et travaille sur le tour pendant sept ans, deux ans sur les podiums et cinq dans le back-office: elle devient le bras droit de la directrice de la communication du sponsoring et de l'événementiel du Crédit Lyonnais. Sur le tour, elle accompagne les VIP tout en soutenant moralement son favori. «Nous avons vécu des moments intenses, très forts émotionnellement.»

Le couple s'installe en Suisse en 2002, dans le Jura. En 20 ans, Porrentruy est devenue sa ville de cœur, le château son repère. Elle y fait son nid, tisse son réseau. «Bien sûr que cela m'a aidée de m'appeler Moreau. Nous n'étions pas tout à fait M. et Mme Lambda.» En 2011,elle travaille sur un mandat pour le canton avec pour question: comment tirer profit économiquement de la Transjurane et inciter les gens à s'arrêter dans le Jura. «Le fait que je vienne de France, avec ce regard extérieur, plus critique, intéressait. C'est ainsi que j'ai rencontré Guillaume Lachat, directeur de Jura Tourisme. Le courant est tout de suite passé.»

L'idée du Circuit Secret, «son troisième bébé» et la révélation de sa créativité
Cette expérience lui livre un avant-goût des enjeux touristiques avant d'y baigner totalement lorsqu'elle devient cheffe du projet Enjoy Switzerland Porrentruy en 2012, programme de Suisse Tourisme. «Le tourisme m'a permis de me découvrir créative. Lorsqu'il y a peu de moyens et des obstacles administratifs, il faut avoir des idées pour s'en sortir.» Sa mission: valoriser les richesses de la vieille ville de Porrentruy. Elle réfléchit à un moyen de pénétrer des lieux auxquels seuls les guides ont habituellement accès. «J'avais dû faire appel à un serrurier. Il me parle alors de clés numériques capables d'activer des portes à distance. Et là, c'est l'étincelle!», se souvient-elle. Le concept du Circuit Secret, «son troisième bébé», était né. Grâce à un badge numérique, les visiteurs peuvent découvrir de manière autonome des lieux normalement fermés au public, comme les anciens cachots ou la citerne de l'Hôtel-Dieu. «L'innovation signifie de changer de regard. Il n'y a pas de R&D dans le tourisme, il est difficile de se réinventer. Seule une autre façon de penser et d’envisager certaines problématiques permet d'évoluer.»

«Il est difficile de se réinventer dans le tourisme. Seule une autre façon de penser et d'envisager les problématiques permet d'évoluer»

Lorsqu'on lui propose en 2016 d'assumer la responsabilité du nouveau service Talentis Lab, elle pose ses conditions: celle d'intégrer la direction de Jura Tourisme. Cette fonction l'amène à accompagner une quarantaine de projets touristiques par année, à différents stades du développement. «Nous questionnons l'opportunité, la faisabilité du projet puis le modèle d'affaires. Cela peut générer beau-coup de frustration lorsque ça ne fonctionne pas.» Son poste l'amène à convaincre, à canaliser certaines ambitions et à se construire un réseau «énorme» sur l'Arc jurassien. «Je suis très caméléon et stratégique lorsqu'il s'agit d'atteindre mes fins. Je suis plutôt mauvais perdante», avoue-t-elle. Guillaume Lachat relève son implication: «Emilie est une personne très dynamique, très engagée et engageante, qui apporte une vision très fraîche du tourisme. Son travail implique de croire soi-même aux projets pour parvenir à leur réalisation.»

Elle met au centre les personnes avant les projets, aime se rendre sur le terrain, «mettre les mains dans le cambouis». Elle se remémore avec tendresse cette visite dans une ferme du Clos du Doubs, qui développe un projet agritouristique: «Je suis rentrée les godasses mouillées, sentant le petit chevreau que j'avais pu tenir dans les bras. Cela n'a humainement pas de prix.» Guillaume Lachat loue sa polyvalence: «Emilie est à l'aise dans tous les domaines, aussi bien avec une famille d'agriculteurs qu'en compagnie d'un conseiller d'Etat.»

«J'aime le jeu politique qui consiste à se draguer les uns les autres. Mais ce microcosme reste très dur et ne fait pas de cadeaux»

C’est peut-être son habilité à tisser des liens et à convaincre qui la conduit à s’engager en politique en 2020. «Mon papa était élu, il organisait des réunions politiques à la maison, nous étions mobilisés pour faire de l’encartage. Il était évident que je m’investirais en politique un jour.» La binationale y voit un pas de plus dans son intégration. Elle adhère à un parti encore absent dans le canton du Jura, les Vert'libéraux, participe à sa création et en assume la vice-présidence. Elle ose se lancer dans la course au gouvernement jurassien avant même d’être élue au parlement: «C’était notre seule façon d’exister avec Alain Beuret, mon colistier», justifie-t-elle. Elle évoque avec humour et ironie cette campagne exigeante: «J’ai clairement senti les limites de ma zone de confort! C’était génial. Cette expérience m’a permis de poser des jalons.» Le jeu en vaut la chandelle. Elle accède au parlement. La députée fonde un groupe parlementaire «Tourisme Hôtellerie et Restauration» réunissant tous les partis. «J’aime le jeu politique qui consiste à se draguer les uns les autres. Mais ce microcosme reste très dur et ne fait pas de cadeaux. La tribune du parlement m’impressionne toujours beaucoup.»

Elle ose le t-shirt violet au Parlement jurassien, mais ne se sent pas militante
Sortir de sa zone de confort, encore et toujours. Emilie Moreau affirme ses idées. Et ose porter du violet au parlement et nouer son t-shirt en guise de protestation contre l’interdiction des crop tops dans un collège de Porrentruy. Pourtant, elle «ne se sent pas l’âme d’une militante» et «n’aime pas la grève quelle qu'elle soit». Elle reconnaît cependant «avoir de l’admiration pour celles qui montent au front et font bouger les lignes.» Alors pourquoi le violet? «Cette décision m’énervait. De manière générale, je n’aime pas qu’on dise aux femmes comment elles doivent s’habiller. Je n’aime pas le clivage hommes-femmes. J’estime que nous devons avancer ensemble.» L'élection d’Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral l'inspire: «J’étais très émue, profondément heureuse pour elle et pour tout ce que son élection représente pour le canton du Jura. En tant que jeune parlementaire, je suis très admirative. C’est une femme remarquable pour son parcours, son sens innée des RP, son sens incroyable de la politique.»

Emilie Moreau a pris l’habitude d’être souvent la seule femme autour de la table. Elle aime se rappeler que «c’est la posture qui compte». «Tu as gagné lorsque, après 30 secondes, tes interlocuteurs oublient que tu es une femme car ils ont compris que tu es à la hauteur. Le charme peut ouvrir des portes mais on ne revient vers toi que parce qu’il y a de la contenance.»

 

Focus sur les femmes
Dans le monde de l’hospitalité et du tourisme, les femmes occupant des postes de direction restent sous-représentées. Avec sa série de portraits, htr hotelrevue met les femmes sous les feux de la rampe et présente une fois par mois une personnalité au parcours hors du commun.
Retrouvez tous les portraits de la série ici