Comment annoncer le décès d’un doux provocateur? On repense à ce slogan inscrit sur une tombe d’art par l’artiste genevois Gianni Motti: «Je vous avais dit que je n’allais pas très bien.» Pierre Keller ne faisait pas mystère d’un cancer du foie qui le rongeait et lui permettait une dernière fois de se mettre en scène. «Ne changez jamais le logo de votre association, mais modifiez tout le reste», clamait le graphiste. Il portait ses initiales PK fièrement sur son veston.

On vient d’apprendre la disparition de Pierre Keller, ancien directeur de l’ECAL (Ecole d’art de Lausanne), bouillant président de l’OVV (Office des vins vaudois) et déjà des images nous reviennent. On le voit sortir difficilement d’une Mercedes spectaculaire avec un chapeau sur la tête, dans une rue étroite de Cully. Jeter sa veste sur un écran allumé pendant une conférence de l’artiste protéiforme Alain Fleischer, en fustigeant les incompétents. On l’entend commander du Coca pour protéger une bouche enflammée, puis tout de suite après se rattraper sur une bouteille de Chemin de fer de Luc Massy. Du Chasselas évidemment! Il en comprenait la minéralité mieux que personne, s'en défendait, il se vantait de surtout le boire et protégeait avec énergie une profession qu’il savait critiquer.

Voix haut perché, méfiant, drôle, hâbleur, provocateur, contemplatif: Pierre Keller ne se laissait pas saisir tout de suite. On l’avait rencontré en novembre dernier pour dresser son bilan mouvementé à la tête de l’OVV, il rentrait de Tokyo. Il racontait comment il exposait ses photos de queues de chevaux à Dijon, puis partait à la rencontre des vignerons de la région. Il choisisait sa table scrupuleusement pour déjeuner avec Benjamin Gehrig, un fidèle et efficace complice débauché de l’ECAL pour reprendre la direction de l’OVV. En homme occupé, il filait à une réunion à Montreux, puis revenait raconter une histoire de club gay, à Berlin, avec malice. Toute amitié avec Pierre Keller pouvait commencer par une brouille, une colère, certains racontent cela avec le sourire et en mélangeant les couinements des sculptures de Jean Tinguely qu’il aimait tant et son rire sacadé. Il défendait becs et ongles les artistes comme Ketih Haring, John Armleder. Sa prolifique collection reste à découvrir jusqu’au 11 août, au musée Jenisch, de Vevey.

On revoit cette énorme bâche qui trônait au milieu du vignoble protégé de Lavaux avec ce slogan modeste: «Le monde entier s’incline devant le vin vaudois.» A la confrérie du Guillon, il intronisait en or la comédienne Marthe Keller ou l’architecte Norman Foster. Il laissait traîner «My Colorfoul Life», sa bible de polaroïds osés et esthétiques sur les tables basses des hôtels de luxe pour faire couiner «les bonnes femmes vertueuses.» Certains le disaient misogyne et il se plaisait à consacrer une rencontre aux femmes vigneronnes de Bourgogne et du canton de Vaud. «Je mords peu, mais jusqu’à l’os», lançait-il fièrement. Dans un même élan, il pouvait témoigner d’une grande affection puis de distance mélancolique.