On demande souvent à un journaliste passionné de nectars: quel est son vin préféré. Dans ces moments-là, je ne remercie jamais assez André Crelier, qui à l’Université populaire de Neuchâtel, disait que l’on ne retrouvera jamais une étiquette. Que le vin bu ou dégusté, dépend du lieu, de l’heure, de l’humeur, de la personne avec qui on vit cette expérience. Rien donc jamais de décisif en termes d’émotions liées à la découverte d’un nectar. Pourtant le lundi 3 décembre restera pour moi un moment important de ma découverte de la cristallisation autour d’un vin. L’Office des vins vaudois (OVV) organisait une rencontre des terroirs autour de quatre vigneronnes bourguignonnes et quatre vigneronnes vaudoises. Je me rends au Beau-Rivage Palace de Lausanne, dans l’espoir de nouvelles découvertes mais sans grandes attentes.

D’emblée je remarque la dimension intime de l’évènement, moins de tables moins de monde, que dans les dégustations phares du pays. Une possibilité de converser réellement avec les productrices. Je commence le parcours comme à mon habitude timidement, recherchant une personne accueillante, un endroit calme. La douceur, l’élégance de Clotilde Davenne du Domaine Les Temps Perdus m’aident. Elle me sert un Sauvignon Blanc 2014, rareté en Bourgogne, un vin de petits rendements vinifié uniquement en cuve, mise en bouteille 18 mois après la vendange. J’aime cet élan toasté, ces arômes entêtants de pignons de pin. Je poursuis le chemin. Puis Pierre Keller, président de l’OVV, raconte sa rencontre avec Marie-Françoise Audoin. Alors qu’il exposait comme artiste à Dijon, il demande à un sommelier, s’il peut découvrir un domaine non loin de là. Pierre Keller dit peu de sa découverte des vins du Domaine Charles Audoin. Juste qu’à son terme il savait immédiatement qu’il voulait mettre sur pied cette rencontre de femmes vigneronnes. Je reprends la dégustation en errance. Arrive finalement auprès de Marie-Françoise Audoin: un premier vin, un blanc Marssanay 2017, glisse dans le verre. Je l’entends parler de vendanges à la main dans un vignoble à haute valeur environnementale, de vinification sans filtre sans collage, voyage déjà un peu grâce aux arômes herbacés d’orties et à cet impeccable acidité. Puis ce sentiment de ouate, de différence éprouvée en entrant dans l’espace de dégustation se fait plus présent encore. Un Clos Duroy 2015 souple profond se fraye un chemin, je perçois encore Marie-Françoise Audoin, raconter son sol calcaire filtrant et évoquer cet ancien domaine des Ducs de Bourgogne. Puis arrive le point culminant de la dégustation.

J’ai envie de laisser un silence. Tant ce qui va se passer échappe à la normalité.

Gevrey Chambertin 2016, du Domaine Charles Audoin.

Je m’envole, ne comprends plus rien. Je peux encore tenter de parler de ce premier nez de pruneau, puis de ses griottes fondantes en fin de bouche. Ou juste me laisser aller à ce bonheur rare, voisin pour moi de la découverte d’un peintre qui bouleverse ma vie, comme Mark Rothko, en 2001, à la Fondation Beyeler. Aujourd’hui encore je peux raconter ces deux rectangles de couleur qui me pétrifient. Je ressens quelque chose de comparable pour ce vin en bouche. A côté de moi un Monsieur que je croise souvent, sans vraiment le connaître, lui aussi ému. Impossible de cracher cette finesse, cette souplesse, cette verticalité. Beaucoup de gens penseront que j’en fais trop, tant pis, j’éprouve, j’aime ce vin. Il me propulse ailleurs, je remercie Marie-Françoise Audoin, me satisfais de cette gorgée, ne pense même plus à regoûter ce vin, ça y est, il continue à couler en moi. Ma dégustation se poursuit.

Etonnamment me voilà, plus sociable en éveil plus du tout effrayé par les mondanités. Je peux passer du temps paisiblement avec cette femme en veste de cuir et robe de fleurs frôlée jadis ailleurs, je tends l’oreille à sa voix grave, je m’éclipse. Tout reste suspendu. Je rentre. Un visage ami dans le train m’apprend que Jean-Luc Godard fête aujourd’hui son 88ème anniversaire. Je me laisser porter vers chez moi à Peseux. J’arrive à l’orée de la forêt. A l’intérieur de mon appartement piles de livre, je me réfugie devant un écran, la RTS fête un siècle d’Orchestre de la Suisse Romande et rediffuse un reportage de 1997 avec des enfants qui partagent le dernier concert d’Armin Jordan.

J’ai l’impression de reboire le verre de Gevrey Chambertin 2016. Il me hante. J’apprends que Luka Modric, le numéro 10 croate, dont le jeu respire la finesse et le mystère vient de remporter le Ballon d’or France Football. Tout me semble étrange en ce lundi 3 décembre, car la dégustation ouvre aussi un univers olfactif déroutant, où viennent se mélanger le parfum signature du Beau-Rivage Palace, la senteur herbacée sur le cou de la voix grave, les couleurs de Mozart dirigées par Armin Jordan, les passes de Luka Modric. Evidemment impossible de trouver le sommeil. Tant pis l’envoûtement mérite l’insomnie.

Alors j’ignore toujours et me plaît à l’ignorer: quel est mon vin préféré. Mais tente de comprendre la cristallisation ressentie pour ce Gevrey Chambertin 2016, du Domaine Charles Audoin. Je ne sais pas si je pourrai en commander six bouteilles. J’hésite à garder intact l’émotion des premières gorgées tout en brûlant d’envie de découvrir si ce sentiment résistera après un nouveau contact avec ce vin.