Le quotidien «Le Nouvelliste» titre: «L’agonie des glaciers, synonyme de potentiel hydroélectrique.» Et poursuit ainsi: «La région du Trift, dans l’Oberland bernois, illustre les risques et les opportunités du réchauffement climatique en montagne: alors que le glacier disparaît, entraînant dans sa fonte la cabane, un projet de barrage est actuellement en consultation.» Dans les colonnes du «Temps» du même jour de septembre, je tombe à la page Forum sur le titre: «La décroissance un non-sens pour les pays du Sud.» L’article prend l’échelle de la nation ou du continent pour justifier combien en certains points du monde décroître n’est pas envisageable.

Dans cet amas anxiogène, je respire un grand coup, ma nature profonde ne trouve pas son compte dans les thèses de la collapsologie. Connaissez-vous le merveilleux poème d’Erri De Luca «Valeur»? Dans son premier vers, le poète déclare: «J’attache de la valeur à toute forme de vie, à la neige, la fraise, la mouche.» La première des valeurs qu’il nomme après la vie est la neige. Plus loin, De Luca dit encore «J’attache de la valeur à économiser l’eau…» et aussi à savoir où est le nord, à demander la permission avant de s’asseoir. Un mélange d’essentiel, de politesse et d’attention. Ce poème, vous le trouverez dans la jolie édition Poésie éditée par Seghers sous le titre «Œuvre sur l’eau». J’ai lu ce poème tous les jours ces derniers temps. Je cherche évidemment le sens de l’essentiel et la conséquence de ce qui immanquablement arrivera: économiser l’eau. Comme beaucoup, je suis dérangé par les raccourcis simplistes et troublé par une question qui risque de nous rattraper, qu’on le souhaite ou non. La crise énergétique qui se profile nous impose des changements et un surplus de créativité.

Posé juste à côté du volume de De Luca, je tourne les pages jaunies d’un livre «L’Avenir est notre affaire», publié par Denis de Rougemont en 1977… Toutes mes réflexions politiques, touristiques et culturelles ont été guidées par ces pages. Cela fait bientôt quarante-cinq ans que nous sommes avertis par l’écrivain philosophe que nos modèles doivent changer, que nous devons devenir les acteurs d’activités durables. En lieu et place, nous avons fait confiance aux promoteurs de l’industrie et du développement pensant que le puits était sans fond, qu’il suffisait de se servir. Nos réflexes ne changent pas. Nous avons fini par ériger la consommation d’instants de plaisir en droit. Nous avons favorisé la construction d’une Europe de la monnaie et du charbon au détriment d’une Europe des régions et de la culture.

Passons aux suggestions. Et si notre patrimoine immatériel contenait tous les ingrédients d’un tourisme durable? Si notre histoire, nos cultures, nos patois, nos bâtis vernaculaires, nos chemins de postiers, si tous les lieux où des œuvres majeures de la littérature ou de la musique ont vu le jour, si tout cet ensemble était notre véritable mine d’or? Comment soutenir, valoriser, organiser en véritables chantiers une mutation qui compléterait les activités que nous savons énergivores? Sommes-nous prêts, non pas à stopper le ski et le VTT en montagne mais à porter un véritable crédit à une autre forme de développement? Je vous livre ici une expérience vécue: cet été, j’ai souhaité découvrir l’Hôtel Schatzalp à Davos. L’œuvre «La Montagne magique» de Thomas Mann est posée sur ma table depuis quelque temps. J’étais accompagné par une amie qui à la découverte de la splendeur du lieu a fondu en larmes. Tout ici respirait une harmonie extraordinaire, le paysage, le jardin, la conservation du bâtiment, ses meubles et matériaux d’origine, tout était parfait. Cerise sur le gâteau, dans le grand salon de l’hôtel, le soir de notre arrivée, un duo virtuose formé d’un pianiste et d’une cantatrice répétait «La Voix humaine» de Poulenc sur un texte de Cocteau. Un instant, moi aussi, j’ai eu les larmes aux yeux et ai été traversé par ce frisson de bonheur que la vie dispense au compte-gouttes. Et je me suis pris à penser: préserver et développer en tous lieux ce genre d’offres, n’est-ce pas une mission qui mériterait autant de subvention qu’un télésiège, un soutien important...

Mon crève-cœur: pour me rendre à Davos, j’ai traversé la Furka et l’Oberalp. Sur le premier col à Gletsch et un peu plus loin au Belvédère, deux hôtels historiques sont abandonnés, probablement faute de soutiens… Et le glacier du Rhône fond, fond, fond. 


Pierre Starobinski est créateur de livres et commissaire d'expositions. Il fut directeur de l'office du tourisme de Leysin de 1989 à 1996 et président de l'Association touristique des Alpes vaudoises de 1993 à 1996.