«La digitalisation accélère et révolutionne l’économie. Nos structures touristiques sont trop lourdes et deviennent obsolètes. Il faut fusionner, rationnaliser, centraliser ou décentraliser les services. Avec un seul marché globalisé et des comportements-clients hybrides, le marketing segmenté ne fait plus de sens. L’heure est à la désintermédiation. Nos structures fédéralistes sont dépassées…» On aura entendu de telles opinions des centaines de fois. Il est vrai, les grands changements de paradigme ont toujours un impact sur les structures. Ce qui est flagrant avec la digitalisation, c’est que de plus en plus de décideurs concluent directement à une inévitable restructuration. Fermetures d’offices, pressions budgétaires, voire grandes révisions de la loi portent aujourd’hui le manteau de cette inévitable adaptation. Souvent, ces programmes prennent la forme d’une «stratégie digitale».

Avec tout mon enthousiasme pour la transition digitale, dont je suis moi-même un ambassadeur: ne serions-nous pas en train de refaire une erreur qu’ont déjà révélé les Lumières? Un artefact peut transformer un métier, mais jamais remplacer l’artisanat. Ce n’est pas parce que les transactions se diversifient, se banalisent et s’accélèrent que les interactions vont en faire autant. Il y a des produits et des services qui ne se laisseront pas transposer dans l’économie digitale. Le tourisme en fait partie. N’en déplaise au docteur Spock: dormir dans un lit d’hôtel nécessitera la coprésence du touriste dans un lieu. S’y produit une interaction entre le sujet et le lieu qui rend la prestation singulière. Et qui fera que le touriste reviendra, si l’expérience était de qualité.

Etant dépendantes de cette expérience directe du lieu, les structures touristiques font preuve d’une certaine inertie. La proximité joue un rôle prépondérant pour la production et pour la vente du service. Dans le tourisme, réussir sa transition digitale ne consiste pas à remettre d’abord en question ses structures, mais de mettre en réseau ses unités de service. Tant ­mieux si les structures s’optimisent par la suite. Toute stratégie qui part sur la base d’un organigramme fait fausse route. Partant du fait que vendre ou louer une maison ou une chambre, concevoir un voyage, servir un repas ou exposer des objets relève de l’artisanat, une stratégie devrait bien commencer par l’interaction humaine – avec toute sa vivacité et ses imperfections, avant de parier sur des artefacts qui ne pourront au mieux que la soutenir.

Ainsi, le terme «stratégie digitale» est en soi un non-sens. Une stratégie vise précisément à pérenniser d’abord un service de qualité et les structures artisanales qui le produisent. Les technologies digitales sont un moyen parmi d’autres pour le faire. L’optimisation des structures peut être un résultat, mais pas l’objectif de la transition digitale. La bonne question stratégique à se poser n’est pas comment la digitalisation transformera nos structures, mais comme l’écrit Richard Sennett dans son excellent livre «Ce que sait la main – la culture de l’artisanat»: comment penser comme des artisans en faisant bon usage de la technologie?

Est-ce qu’une structure régionale telle que par exemple Fribourg Région avec plusieurs douzaines d’instances touristiques peut persister dans l’économie digitale? Et quid d’une structure nationale telle que Suisse Tourisme, qui fédère une douzaine de régions et entretient des multiples présences sur les continents? Résolument oui, si elles réussissent à mettre en réseau leurs unités. La structure, elle, suivra l’excellence des services. Structure follows singularity!


Thomas Steiner, directeur de Bulliard Immobilier, membre du jury du Milestone et ancien directeur de l'Union fribourgeoise du tourisme.