L’histoire commence dans un jardin de roses que regarde le lac. L’auteure du livre Christiane Chessex-Viguet rencontre Giacomo et voilà ce qu’elle découvre: «En quelques minutes d’un échange cordial et sympathique, j’ai appris de Giacomo qu’il était un ancien immigré, arrivé des Pouilles en Suisse dans les années 60, que sa mère aimait les fleurs et l’opéra, et qu’il avait travaillé toute sa vie comme maître d’hôtel à l’Auberge du Raisin, à Cully.» Cela la décide à recueillir ce récit de vie, un récit subjectif mais tout aussi sociologique qui dessine son portrait, mais surtout celui du Raisin, cette bonne table et ses dix chambres raffinées. «Le goût de l’olive et du Raisin» pourrait aussi se nommer le goût du bocal de fèves, du Chasselas et des filets de perches. Giacomo raconte qu’il voulait exercer ce métier de serveur, méprisé selon lui jusque dans ses Pouilles natales, avec dignité et professionnalisme. «Ce métier qui s’affiche pour lui dans l’accueil chaleureux de la clientèle, la débrouillardise, le souvenir des goûts même capricieux de chacun. Conseiller les vins et les mets, se tenir à distance affable des gens qu’il sert.»

Il sait se tenir à distance affable des gens qu'il sert.
Christiane Chessex-Viguet, auteure, enseignante et psychopédagogue

La famille Gauer avait repris l’Auberge du Raisin en 1958. Il débute au Raisin le 11 novembre 1961. Jean-Jacques Gauer, le fils de la famille, parle de Giacomo Custodero, on apprend enfin son nom de famille «comme de la mémoire vivante de l’auberge». Giacomo le considère comme son big boss et son demi-frère. Il explique dans une jolie oralité préservée: «On a commencé très simple, avec une très bonne cuisine, de la bonne marchandise, de la viande, des pâtés, du foie gras fait au Schweizerhof, bref, c’était le début et quand on faisait quatre cents francs de caisse, on était content.» Il connaît huit gérants qui tous veulent le prendre avec eux au moment de leur départ, mais lui se considère marié avec le Raisin. «Je respectais les gérants et les patrons, j'étais l'homme de confiance.» L'auteure du  livre pose cette question un brin désuète: «S’étonnera-t-on à l’entendre dévoiler les saisons et les jours, que le travail ait été pour lui un facteur si important d’intégration et de construction de soi?»

L'autre grand sujet abordé reste tout ce qui s’ingurgite à travers ses palabres détaillées sur l’accommodement des artichauts. Le récit se laisse gorger d’anecdotes, de la lampe que frappe le crâne de Sean Connery, aujourd’hui dans le salon de Giacomo, au crucifix du chef d’orchestre Victor Desarzens que le maître d’hôtel conserve à côté de son lit. Mais en plus de la fascination pour les célébrités, on trouve aussi Kiki, un personnage «un peu clochard» et raconté plus loin dans le livre: «Il nous amenait des branches de pommier et de cerisier pour décorer, et on lui donnait une assiette et un verre de vin.»

Je considère Giacomo comme la mémoire vivante de l'auberge.
Jean-Jacques Gauer, fils du fondateur du Raisin et actuel tenancier

En décembre 2022, le Raisin manquant de bras le rappelle et il sera ravi, à 82 ans, de se retrouver devant la cheminée au rôtissage des travers de porc. Quand on a rencontré ne serait-ce qu’une fois Giacomo, on se souvient de son regard malicieux et doux, ce que retranscrit très bien ce livre humble et délicat.

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Le précédent livre de cuisine du Bayview par Michel Roth, à l’Hôtel Président Wilson, se caractérisait par l'épure et la simplicité. Mais depuis la tornade médiatique du succès de Danny Khezzar, jusqu'en finale à Top Chef, ce jeune homme de 27 ans a tout balayé. Et cela donne, pour saluer l’ascension du nouveau chef de cuisine du restaurant étoilé, cet ouvrage hybride, où le style de musique latino gang qu’il pratique sous le matricule des Frères Bizzy côtoie une rencontre plus classique avec son mentor, le chef Michel Roth qu'il suit à Genève. Et que Danny Khezzar qualifie ainsi: «Un homme humble, simple, de parole, de confiance.» Michel Roth lui rend bien: «Il a des bases très solides, il connaît bien ses classiques, c’est un excellent saucier.» Danny Khezzar ne rate pas le train des réseaux sociaux, où il règne avec un croustillant d’escargot à 12 millions de vues sur Instagram et 21 millions sur Tiktok. Il présente dans son livre des recettes qu’il veut techniques, précises, mais aussi fun ou, autrement raconté, créatives, ultra-gourmandes, parfois un peu exigeantes, car c’est selon lui «le problème avec les gros bosseurs autodidactes».

Danny a des bases très solides, il connaît bien ses classiques.
Michel Roth, Chef exécutif de l'Hôtel Président Wilson

Tel ce Rubik's cube de volaille au sablé noisette, au guacamole et à la pâte d’ail. Il faut dire un mot du beau travail photographique de Claire Payen, qui met en évidence les couleurs vives, le vert étincelant du tapioca soufflé qui ressemble à du corail et à du papier à musique d’orgue de Barbarie. Quelques phrases amusantes viennent épicer un propos contrôlé, un peu convenu. Mais il dit tout de même cela du fenouil: «Un produit que je travaille du talon à la barbe sans en perdre une miette.» On passe du conceptuel tzatzíki transparent au traditionnel poireau vinaigrette en forme de rosace sans sourciller.

Quand le chef Michel Roth parle de sa première rencontre avec Danny, tout jeune, lors d’un brunch du dimanche, il emploie ces mots: «En voyant sa frimousse de gamin, je me suis revu à son âge, quand j’ai commencé. J’ai senti dans son regard comme une accroche, l’impression que le métier pouvait lui plaire.» Un livre richement illustré, parfois naïf mais très sincère.


Une pincée de sauvagerie et le silence du goût s'installent sereinement dans les cuisines

Dans les pages de «Cuisine et spiritualité», la journaliste romande Véronique Zbinden donne la parole à des chefs, des moines et des cueilleuses. Elle aborde avec acuité les tendances actuelles de la cuisine santé, semble les admirer sincèrement et teinte le tout de distance: «Pour rehausser son ordinaire d'une pincée de sauvagerie, se soigner ou faire sa détox printanière, on consulte ces nouveaux oracles.» Elle cite notamment Michaël Berthoud, qui conseille Anne-­Sophie Pic pour sa table au Beau-Rivage, à Lausanne. Véronique Zbinden décrit une époque qui semble «traversée par une même aspiration au naturel, à des valeurs originelles, une pureté sans doute idéalisée et des produits simplement bons pour la santé».   [IMG 3]

Quand elle écrit le chapitre «repenser le sens du luxe» sur le chef Daniel Humm, cela se matéria­lise ainsi: «Le monde n’a pas besoin d’une énième création, tel le homard beurré ou le canard croustillant à la lavande, pour lui, c’est décidé, le présent et l’avenir sont dans le végétal.» Elle souligne que le chef suisse devenu végétarien et proposant un menu d’une dizaine de plats entièrement végétal se laisse inspirer par le chef bouddhiste Toshio Tanahashi. Elle décrit les simples poivrons servis par Daniel Humm qui peuvent devenir des plats signatures. L'auteure ose des vérités qui froisseront certains tenants d'une gastronomie classique et lucrative: «Le caviar comme produit de luxe, alors qu'il est devenu une denrée surabondante, souvent importée et issue de fermes d'élevage, est une vision dépassée.» Elle explique comment le tonburi est venu remplacer les œufs d'esturgeon.

Mais avant tout, Véronique Zbinden sait saisir la profondeur dans des portraits peu communs comme celui qu'elle dresse de la cheffe fribourgeoise Judith Baumann: «Judith était tisserande, artiste dans l'âme, elle retapait de vieilles fermes (...).» Et pour parler de sa quête d'aujourd'hui autour de la cuisine taoïste: «Judith aime à imaginer ce silence du goût ou peut-être cette rencontre en mode mineur.» Un livre majeur qui prend le temps de la contemplation et des chemins de traverses.