L’Hôtel de la Paix à Lausanne hébergeait les créations linguistiques folles de James Joyce et le romantisme désespéré de Francis Scott Fitzgerald. Le Montreux Palace fait partie intégrante de la vie et de l’œuvre de Vladimir Nabokov. Et Ernest Hemingway trouva l’inspiration de nouvelles ciselées à la Pension de la forêt, sur les hauts de la Riviera. Pour Boris Vedjovsky, professeur de littérature anglo-saxonne à l’Université de Lausanne: «Il ne s’agit pas de présences anecdotiques, mais d’un véritable héritage littéraire… Habituellement, je me demande comment la force d’une œuvre transcende un paysage, mais les nombreuses occurences des hôtels dans la littérature nous amènent à nous interroger. Cela reste dans un angle mort de nos réflexions et mériterait une valorisation par les professionnels de l’hôtellerie...» 
Stefano Brunetti, directeur et propriétaire de l’Hôtel de la Paix, évoque lui «le bien-être, l’aspect paisible» que garantissaient les hôtels de la région pendant la période trouble de la Deuxième Guerre mondiale pour toutes ces figures d’une époque littéraire très riche. Ce que disait aussi Dmitri Nabokov, fils de Vladimir, dans de nombreux entretiens au sujet du choix de résidence de ses parents en complétant son propos par l’importance de la discrétion helvétique face aux hôtes célèbres. Une réflexion qui trouve son écho dans l’actualité, puisque le Réseau international des villes refuges (Icorn) vient d’adresser une lettre à la ville de Lausanne pour que celle-ci rejoigne son réseau. Une sorte de retour vers le futur qui éclaire aussi nos recherches sur deux mondes pas si éloignés qu’ils paraissent, la littérature et les hôtels.

«Un havre de paix ou 
l’évocation d’un ailleurs»

L’hôtelier Stefano Brunetti comprend que les écrivains recherchent «plus qu’une chambre, un esprit qu’on ne peut pas simplifier par une belle vue sur le lac». Alors quand il reçoit une association de lecteurs de Francis Scott Fitzgerald, il ne résume pas le poids de ces longs séjours à une chambre devenue un peu impersonnelle, mais laisse l’imagination des lecteurs faire son travail. Pour Boris Vedjovsky: «La littérature américaine porte une grande attention aux détails, aux perceptions affectives, au rôle joué par le déracinement.» Dans son ouvrage de référence Hôtels littéraires, Nathalie de Saint Phalle rappelle les mots de Jacques Mercanton sur la présence de James Joyce à l’Hôtel de la Paix en 1935, puis en 1940: «Joyce, impatient, nerveux, surpris, arpentait le hall et demandait l’heure.» Elle conclut ainsi: «Aussi longtemps que l’hôtel existera, l’esprit de Joyce en occupera l’espace.» Pour Boris Vedjovsky: «Si un écrivain choisit de dormir quelque part, cela va forcément rejaillir dans sa correspondance, ses mémoires, sa vie privée.» James Joyce aime l’Hôtel de la Paix: «Parce qu’il est en plein centre, bénéficiant du mouvement et du bruit de la ville.» Boris Vedjovsky pense que certains écrivains considèrent l’hôtel «comme un havre de paix et d’autres comme un lieu rappelant l'ailleurs.»

«Suite et statue pour 
l’auteur de Lolita»

A l’Hôtel de la Paix, aucune chambre ne porte le nom d’un écrivain. Alors qu’au Montreux Palace existe bel et bien la suite Vladimir Nabokov avec comme pièce maîtresse le bureau de l’auteur de Lolita et la tache d’encre dissimulée dans le tiroir. Le couloir menant à la chambre comprend plusieurs photos de Horst Tappe représentant la vie quotidienne de Nabokov. L’écrivain a vécu seize ans au Montreux Palace avec sa femme Véra, et cette dernière trente ans. Pourtant, les premières fois que le couple séjourne à l’hôtel en 1959 et 1961, après vingt ans de vie aux Etats-Unis, ils pensent y habiter de façon temporaire. Ils vivaient dans une suite de plusieurs chambres au sixième étage de l’aile du Cygne. A Montreux, où Vladimir Nabokov a écrit nombreux de ses chefs-d’œuvre, il appréciait la chasse aux papillons, jouer aux échecs avec Véra et attachait beaucoup d’importance à sa complicité avec le barman. Même si l’écrivain déclarait: «Je ne connais que les individus que j’ai inventés.» Amandine Mathisse, responsable du marketing, explique que l’établissement ne met pas particulièrement en avant cette suite sur son site internet: «Mais il arrive que des hôtes russes admirateurs de l’œuvre nous la demandent spécifiquement et qu’ils prolongent leur pèlerinage par une visite de sa sépulture au cimetière de Clarens.» En avril 1999, le Montreux Palace a célébré le 100e anniversaire de Vladimir Nabokov avec une exposition de ses livres et de sa biographie en images dans son hall. Une statue en grandeur nature de l’écrivain, créée par Alexander et Philip Rukavishnikov offerte au Montreux Palace par les artistes et la ville de Moscou, figure aussi en bonne place dans le parc au milieu des musiciens de jazz, autres amis du palace. Montreux, 1976, Vladimir écrit son dernier poème A Vérotchka: «Dans le désert un téléphone a retenti: / J'ai traité son charivari par le mépris / Et bientôt s'est interrompue la sonnerie.»

D’autres grands écrivains marquent l’histoire hôtelière de la région comme Georges Simenon et Albert Cohen au Beau-Rivage Palace de Lausanne. Et encore plus impressionnant, Henry James commence sa nouvelle Daisy Miller en parlant des Trois Couronnes: «Dans la petite ville de Vevey, en Suisse, il y a un hôtel particulièrement confortable.» Plus proche en 1984, Anita Brookner baptisa son livre à l’ambiance brumeuse Hôtel du lac en hommage à Vevey. 

Le professeur Boris Vedjovsky, lui, tient à rappeler l’importance de la vision d’Ernest Hemingway sur l’hôtellerie durant son séjour sur la Riveria, mais bien au-delà comme dans la nouvelle Cat in the rain: «Sur la côte ligure, sa narratrice dresse un portrait précis d’un hôtelier dans lequel elle évoque la diginité de ce dernier, sa manière de travailler comme hôtelier, mais aussi son vieux lourd visage et ses grandes mains.» Encore plus émouvant, Boris Vedjovsky évoque la nouvelle Les collines comme des éléphants blancs d’Hemingway: «Un texte énigmatique, une histoire d’avortement où le mot n’apparaît jamais.» Et en cite cette phrase: «Il souleva toutes les valises de tous les endroits où ils avaient dormi.»


Vu de France
Proust madeleine d’un groupe hôtelier
 

En France, un groupe poursuit son développement dans ce segment, puisqu’il se nomme Hôtels Littéraires. Alban Letertre a repris la direction d’une formule créée par son père autour de l’exigeant Marcel Proust et qui comprend désormais six établissements. «Des quatre étoiles entre 40 et 80 chambres, dont nous définissons les concepts et qui figurent tous sous la bannière de Best Western.» 

Les deux derniers projets se nomment Rimbaud, près de la gare de l’Est, à Paris, et Jules Verne, à Biarritz, et le prochain concernera une écrivaine, on aimerait trouver l’endroit idéal pour Colette: «Mais cela dépend aussi des flux de ventes d’hôtels.» Un séjour de l’écrivain dans le bâtiment choisi ne s’impose pas: «Cela peut être sa ville d’origine comme Flaubert à Rouen et pour Jules Verne à Biarritz. Nous nous sommes focalisés sur le rapport à la Belle Epoque dans son œuvre.» Tous ces établissements bénéficient dès le début de leur conception des appréciations d’une conseillère littéraire ainsi que des spécialistes de l’œuvre: «On ne pourrait pas proposer une expérience littéraire à nos hôtes sans cette expertise externe», explique l’hôtelier.

Depuis le début, la décoratrice, Aleth Prime, réfléchit à l’ensemble des aspects graphiques liés aux textes. Tous les établissements comprennent une bibliothèque d’au moins 500 ouvrages en lien avec l’auteur et des traductions en une dizaine de langues. Chaque projet s’accompagne d’une brochure bilingue français-anglais, et des expositions et des évènements en lien avec l’œuvre restent organisés régulièrement. Le personnel des hôtels bénéficie d’une formation par la conseillère littéraire. Alban Letertre pense que les Hôtels Littéraires attirent 5% d’inconditionnels de l’œuvre, puis 30% de clientèle qui choisit l’hôtel pour sa singularité littéraire, mais aucun des hôtes ne s’est plaint d’un fantôme de La Recherche traînant dans les couloirs. Les Hôtels Littéraires et leur jusqu’au-boutisme restent une exception sur le marché. Président des hôteliers lausannois, Stefano Brunetti pense qu’un réseau d’hôtels littéraires suisses ne fait pas sens, qu’il faudrait travailler sur une communauté européenne. Alban Letertre se dit prêt à mettre ses compétences à la disposition d’établissements qui voudraient clarifier leur récit. «J’adorerais participer à la naissance d’un hôtel Goethe en Al-lemagne ou Dante en Italie», s’enthousiasme-t-il. aca