Avez-vous perçu comme le temps se contracte et, pareillement, comme l’espace rétrécit ? Aujourd’hui, vous avez interrompu cent fois votre tâche, vous avez répondu à mille sollicitations, toutes provenant d’horizons différents. Vous avez commencé votre journée avant l’aube, passé en revue les gestes impératifs qui forment la routine de l’accueil. Seuls vous échappent le taux de change et la météo. Pour le reste, vous êtes paré à recevoir. Tout dans votre environnement vous semble familier, à sa place dans le calme, le luxe et la volupté que seuls les paradis peuvent assurer. Car évidemment, vous êtes au paradis, vous en êtes convaincu et l’hôte qui arrive bientôt en est persuadé…

Lui, l’hôte, a fait glisser son doigt sur l’écran de son téléphone portable. En même temps, de son autre main, il tient le volant de sa voiture connectée. Il suit la flèche qui s’affiche au bas de son parebrise. Son GPS lui indique la direction. Sur le tableau de bord de sa voiture, il aperçoit du coin de l’œil sa position, son heure d’arrivée, sa vitesse moyenne. Tout en conduisant, son index fait défiler sur son portable les images que vous avez postées sur Internet. Elles assurent que le paradis est bien chez vous.

Vous avez arrangé un peu la lumière, choisi un angle flatteur pour présenter la chambre et le restaurant, ajouté des fleurs, placé des mets sur la table, retenu les images dans le meilleur jour. Un jour qui évidemment a filé sans tenir compte de la réalité du temps. Lui, l’hôte, ne sait pas encore que le temps a filé, que la saison n’est pas la même et que vous avez deux ans de plus que sur l’image. Il est persuadé que le «serveur» lui adresse les informations les plus exactes sur l’Eden qu’il guette. Il est parti il y a plus de huit heures de son domicile. Il a hâte d’arriver. Il fonce vers votre destination qui a fait l’objet de mille deux cents clics aujourd’hui. Et lui, l’hôte au volant, a validé sa réservation sur booking.com.

Maintenant il roule vers vous, certain que le paradis l’attend pour une nuit. Il roule vers vous avec sa culture, ses goûts, ses critères du beau bien ancrés en lui. Il roule vers vous plein de tout ce qui l’a toujours constitué. Son histoire, ses projections, ses fantasmes. A-t-il choisi son amour comme il vous a retenu? Peut-être… pris dans les mailles d’une époque qui dicte ses règles. En cette fin de journée, il roule seul dans un vertige qui lui semble être une liberté.

Cette histoire nous la connaissons bien et nous savons comment elle se termine. Par ce sentiment de déception, ce petit goût amer qui bien souvent envahi l’hôte à peine la voiture arrêtée sur le parking à la porte «d’Eden». A trop vouloir l’assurance d’un merveilleux, à ne pas vivre la réalité du monde, on oublie de se laisser surprendre par l’inattendu. Pourtant, le soleil s’est levé, la journée a égrené ses vingt-quatre heures, comme tous les jours. Dans cette fable, il y a un renversement et un oubli. Le renversement réside dans les milliers d’heures qu’il a fallu pour développer les applications, les sites Internet, les systèmes de géolocalisation et l’oubli: juste le temps, le temps que demandent le voyage et la découverte, le temps long et la mesure de l’étendue de l’espace que l’on traverse… Le temps se contracte, le monde rétrécit. Mais pour quel avantage?


Pierre Starobinski est créateur de livres et commissaire d'expositions. Il fut directeur de l’Office du tourisme de Leysin de 1989 à 1996 et président de l’Association touristique des Alpes vaudoises.